Le Monde selon Uchu, tome 1 par _Andrea_

« La seule raison valable pour incorporer une chose à un roman est que ce soit la chose qu'il aurait été idéal de voir arriver à ce moment-là. » in Le Monde selon Garp, John Irving


Tremblez auteurs ! Vous êtes démasqués ! Tremblez lecteurs ! Votre complicité est totale !


Et c'est aussi ce que nous montre, à sa modeste manière, une jeune auteure japonaise dans une création originale, qui se propose de mettre en scène et en abyme la caractérisation de personnages de manga avec la particularité plutôt audacieuse de faire de ses personnages des êtres pleinement conscients d'être au coeur d'un canevas sur lequel ils n'ont aucune prise réelle. Leurs réactions variées et complémentaires (du déni jusqu'à la plus brûlante lucidité) vont meubler le canevas et c'est ainsi que le jeu de pouvoir entre les créatures et leur démiurge peut débuter, pour le plus grand plaisir des voyeurs que nous sommes.
Il ne s'agit donc pas d'un propos pédagogique sur la création globale dans son environnement professionnel, comme le fut Bakuman, mais d'un jeu de miroir assez finement mené entre créateur, actants et lectorat d'une histoire.
Et pour ce faire, Ayako Noda ne fait pas seulement un bris du quatrième mur, elle crève aussi le plafond !


Elle nous décline cela dans un simple diptyque. Et la première remarque à faire, c'est qu'elle a très bien négocié sa tension narrative, nous donnant l'envie réelle d'enchaîner immédiatement le volume 2 à la suite du 1.
Il me fut facile d'adhérer au style graphique très épuré mais très personnel que nous propose avec beaucoup d'assurance la jeune artiste. Noda a choisi de planter son décor dans le très exploité genre school life, celui des collégiens ordinaires, ce qui est vraiment très pratique à la fois pour les passages tranches de vie, à la fois pour les romances, à la fois aborder pas mal de clichés qui émaillent souvent le genre. Elle le fait en gardant sa personnalité graphique bien à elle, car, si chaque personnage a "la tête de l'emploi", correspond à un des archétypes attendu du genre, il n'en garde pas moins son caractère unique : ses émotions sont dessinées avec réalisme et son design est bien distinctif. Bien joué. A noter qu'Alice est un modèle de regard à fort potentiel d'intensité.


Le mélange showing/telling laisse planer l'ambiguïté. L'auteure est à la fois distanciée et omnipotente.
Laissant les personnages s'exprimer en pur showing, elle se permet toutefois de rappeler sa présence par de petits détails disséminés avec brio.
Le gros point fort réside quoi qu'il soit dans la façon dont elle laisse ses personnages se débattre dans le canevas de base qu'elle a prévu pour eux. Sachant que derrière la marge qu'elle semble leur laisser, reviendra toujours en compensation un recadrage de sa part.
Ce qui paraît imprévu pour le lecteur est bien entendu sous contrôle, même rétroactif. Car un auteur sait rebondir ! Les personnages peuvent donner l'impression d'improviser, mais elle sera toujours en mesure de rectifier tous les tirs. Un personnage a envie d'expérimenter la mort ? Qu'a cela ne tienne, il y a toujours une solution pour le sauver s'il n'est pas décidé qu'il disparaisse. Un Deus ex machina qui peut parfois nous faire sourire tant il est capillotracté (qui n'a jamais senti ça dans un manga ?). Une jeune fille réalise avec horreur que sa pudeur peut être bafouée lorsqu'elle prend sa douche ? Pas de problème, l'auteure, femme de son état, n'exploitera pas ce vieux poncif fan service qu'on reproche souvent: la scène inutile des filles sous la douche. Un personnage se rebelle trop ? Et bien, l'auteure le laisse "mariner". Il a le mérite de se poser les bonnes questions et donc de nous représenter, quel que soit notre déplaisir face à son physique et son caractère. Un personnage se réfugie dans le déni et fait une fixette pathologique sur un amour non partagé ? Pas de souci, il faut un obsessionnel de service. Il serait bas dans le sondage de popularité, mais il revalorise le lecteur, qui se sent tellement "mieux que ça". Un personnage devient si récalcitrant et imprévisible que s'en est délicat à gérer ? Fort bien, mais l'auteur a les moyens de le mettre de côté, voire échec et mat tôt ou tard.
Alice et Uchu sont pour moi les personnages via lesquels l'auteure a le plus crypté les processus de création. Alice se meut avec beaucoup de sérieux et de grâce dans un schéma narratif et actanciel qu'elle ne remet pas en question. L'auteur la fait évoluer sans difficulté puisqu'elle nourrit une intrigue déjà posée.
Uchu est au contraire un symbole de la création par le personnage. Il est de ces protagonistes qui dès le départ ont tant d'importance que l'auteur ayant construit l'essentiel de l'histoire en partant de leur caractérisation, prend le risque de devenir un peu "prisonnier" de celle-ci dans la gestion de son scénario. Il en arrive à en savoir autant que l'auteur (Uchu devient omniscient dans l'histoire). Dès lors, pour s'en sortir, l'auteur peut envisager une pause avec lui...


En temps que lecteurs, nous sommes inclus dans cette interaction entre un créateur et ses personnages. Nous sommes même interpellés, via le propos véhément d'un des personnages: Lya.
Nous sommes "Le monstre". Et nous le faisons souffrir, car le poids de notre regard est insupportable.
Nous avons donc notre part de responsabilité clairement signifiée.Beaucoup penseront à la problématique posée par The Truman Show, pour le coup.
Ayako Noda est mine de rien plutôt sans concession sur la co-responsabilité autorat lectorat dans le développement d'un parcours de personnage (coucou le système de prépublication, mais aussi coucou les codes et les poncifs qu'elles utilise à loisir pour mieux les détourner ou les tourner en dérision).


Pour conclure. L'intrigue est efficace car même si on ne parvient pas à s'attacher complètement à tous les personnages, leur destin nous interpelle.
Et surtout cette intrigue fait sens. Eux et nous, même combat : l'illusion de la liberté ?


On ne s'attend pourtant pas à ce que les personnages s'émancipent de cette histoire, le principe de réalité ne nous le permet pas. Certains pourraient faire résilience et accepter leur sort, d'autres pas et, tels les symboles de ces personnages qu'un l'auteur ne parvient plus à développer sans "souffrir", disparaître. On se demande par contre si l'auteure ira jusqu'à en faire mourir un. Ce qui est sûr, c'est que ces jeunes gens n'ont pas un sort si enviable en première lecture, puisqu'ils passent d'un démiurge à l'autre. L'auteur les dénote, le lecteur les connote. Jamais ils ne sont vraiment libres. Même ce qu'un lecteur va imaginer sur eux c'est encore un chemin imposé par autrui.


De la même façon qu'un lecteur de fiction ne fuit jamais tout à fait la réalité, un personnage de fiction ne peut fuir son créateur, ni son lecteur. Sa seule échappée belle est dans notre coeur.
Peut-être que le volume deux fera comprendre à nos protagoniste que le regard du lecteur est la seule pour arriver jusqu'à son coeur et y rester pour toujours ?

_Andrea_
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le 1 janv. 2017

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