Mort d'une usine dans le Pas-de-Calais
Rares sont les bandes dessinées de pur reportage. Il se mêle habituellement à leur prétention informatrice des mises en scènes romanesques, des angles d'attaque militants, destinés à attirer le chaland ou les copains de la secte idéologique à laquelle on croit nécessaire d'appartenir.
Ici, l'exercice est réussi. Même lors des exposés qui seraient propres à soulever l'indignation des plus blasés, le ton reste modéré, descriptif, retenu. La ligne claire, que l'on sent rodée par le travail dans la publicité (ces visages sympas et rieurs qui sont satisfaits du produit vanté), ne présente jamais de vrais méchants. Presque tous les personnages sont de braves gens en proie à la fatalité, et qui ne sont pas vraiment répréhensibles même quand ils en font un peu trop.
Il faut dire que ce reportage touche au coeur de la tragédie industrielle française: comment on détruit l'emploi industriel dans le Pas-de-Calais. Le dessinateur, fort attaché à sa région, la met en scène avec un amour indéniable. Dès la première planche, on sent que la région est digne d'être aimée : beffroi, façade d'apparat avec pignon à contre-courbes, et même le gris du ciel se fait accueillant... Au fil de l'album, on monte sur les terrils comme d'autres voudraient monter sur les pyramides, afin de contempler les lieux de l'action.
Le reportage commence fort : le saturnisme : l'usine Metaleurop fait fondre de grandes quantités de matières premières, et ses fumées diffusent des particules de plomb sur toute la région. Métal hyper-toxique, sans remède aucun lorsqu'il s'est incrusté dans votre corps. Alors les travail les plus exposés sont obligés de s'arrêter, le temps que le taux de plomb dans leur sang baisse. On ne peut plus manger les légumes du jardin (le sol est pollué par le plomb), et il faudrait laver ces mêmes légumes avec l'eau plombée du robinet. Les vaches donnent du lait plombé. La rivière proche, la Deûle, offre aux pêcheurs ses ressources en poissons plombés, et la baignade s'y apparente à un suicide. Quant à la petite souris qui récupère les dents de lait des enfants, elle travestit les résultats des analysées des dites dents...
Afin de ne pas lasser le lecteur sur 90 pages format manga, les auteurs ont découpé le récit de leur enquête en chapitres assez courts, tous situés dans des lieux différents où ils rencontrent des personnes différentes, ce qui permet de soutenir l'attention. Les auteurs se mettent en scène eux-mêmes : cafés, visite d'usines... Quand l'anonymat des révélations est demandé, le dessin floute le narrateur et centre l'attention sur les tasses de café (pages 62 et 63). Au fil des pages, on en apprend considérablement davantage sur le fonctionnement de l'industrie métallurgique : on est dans le décor, dans les fours, entre les tuyaux qui fuient, près des flaques polluées. Scrupuleux, les auteurs ont rectifié leurs imprécisions dans des notes finales !
L'aventure est là : braquage de matières précieuses télécommandés par les patrons eux-mêmes, intimidation et tentatives de corruption des victimes afin que l'empoisonnement dû à l'usine reste confidentiel, accidents du travail, détournements de biens, souvenirs biographiques d'immigrés italiens et marocains...
Le personnel politique et ses manoeuvres aurait pu être éreinté davantage. Mais on n'est pas dans le brûlot militant. Juste dans le constat de l'inégalité sociale qui oppose actionnaires anonymes (souvent étrangers) amateurs de golf, et les travailleurs qui risquent leur vie chaque seconde en s'exposant aux dangers, aux bruits, à l'épuisement, à l'empoisonnement.
Métaleurop a fermé. Elle ne rapportait pas assez. Voilà comment on tue un pays.
