Sans les qualités de scénariste de Patrice Perna, La Part de l’ombre aurait pu ressembler à un bric-à-brac indigeste. Et pour cause : s’y mêlent faits et fictions historiques, critique de la prétendue neutralité suisse et descendance d’Adolf Hitler, services secrets américains et soviétiques, personnages à double, voire à triple fond… Pourtant, sur deux tomes d’une densité remarquable, l’ensemble tient. À la fois debout, la route et toutes ses promesses.


Le Berlin du milieu des années 1950 portraituré par Patrice Perna et Francisco Ruizgé se caractérise par le chassé-croisé des espions et la prépotence de la Stasi. Si les nazis ont été boutés hors du pouvoir, l’Allemagne demeure un pays divisé, écartelé entre des puissances ennemies, où les intentions des uns et des autres demeurent sous cape. En ce sens, et cela apparaît encore plus nettement à l’occasion de ce second tome, le personnage de Guntram Muller n’est qu’un condensé de ce qui définit la ville qui l’abrite : secrets, faux-semblants, manipulations, doubles jeux… À ceci près toutefois que le journaliste, ex-policier, semble mû par des intentions louables, puisqu’il cherche à réhabiliter Maurice Bavaud, qu’il espère ériger en exemple afin que d’autres se dressent eux aussi contre la dictature.


« Rendre justice » commence dans une ambassade suisse. Guntram Muller y fait chanter son puissant interlocuteur, arguant notamment que « ce qui a permis à la Suisse de rester debout au milieu des ruines de l’Europe » n’est autre que la diplomatie (fallacieuse) et les banques (intéressées). Il entend convaincre les autorités suisses de faire appel du jugement de Maurice Bavaud en les menaçant de tout dévoiler sur leurs accointances avec les nazis. « Je me borne à sauver ce qu’il me reste de conscience », glissera-t-il plus tard, comme une justification tardive.


« Rendre justice » passe aussi par l’arche consacrée à Wolf Fiala, que Guntram Muller s’emploie à prendre sous son aile, mais dont un passif commun contrarie les plans. L’album se penche par ailleurs brièvement sur la formation des futurs espions du KGB ou sur la détestation que pouvaient se vouer certains cadres nazis, réalité encore récemment énoncée par Brendan Simms à l’occasion de la parution d’une biographie-fleuve consacrée à Adolf Hitler. Dans le Berlin des années 1950, et cela légitime évidemment le titre La Part de l’ombre, l’opacité règne en maître et chacun se rêve en marionnettiste.


Le diptyque créé par Patrice Perna et Francisco Ruizgé parvient à un équilibre subtil, faisant grandir simultanément ses personnages, ses intrigues et leurs motifs communs. Réussi sur le plan graphique, dense sans se montrer verbeux, édifiant quant à l’Allemagne de l’époque, La Part de l’ombre fleure bon la guerre froide, les nids d’espions, les impératifs mémoriels et la gouvernance post-hitlérienne, dans une société encore marquée par les traumatismes du nazisme.


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le 20 nov. 2021

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