La première planche du Cinque avait vu Fuyumi Soryo nous titiller pour la première fois avec de jolis minois féminins. L'ouverture du tome suivant, Sei, est pour elle l'occasion d'aller encore un peu plus loin, puisque Cesare Borgia y dévoile son torse nu, imberbe et raisonnablement musclé, dans la meilleure tradition du manga. La dessinatrice japonaise renchérit même une dizaine de planches plus loin, puisque c'est toute la Fiorentina et le clan espagnol qui prennent un bain froid dans l'Arno, histoire de se remettre de la bataille de tantôt. Nul doute que l'archevêque Riario s'en voudrait de rater pareil spectacle, mais qu'il se rassure : il n'y a pas grand chose à voir, si ce n'est deux paires de fesses aussi maigrichonnes que le poitrines des danseuses du tome 4 étaient dénuées de tétons. Pas de jaloux chez les pervers !


Cette brève séance d'exhibitionnisme aura en tout cas servi à plus ou moins légitimer la looooooongue joute briseuse du rythme de l'album précédent, puisqu'elle permet à Angelo da Canossa de découvrir que son condisciple florentin Roberto arbore une belle marque de brûlure à l'épaule droite. Or, rappelons-nous que c'est exactement à cet endroit que les flammes avaient touché l'un des incendiaires de la manufacture de tissus destinée à rehausser le crédit des Medici à Pise... tiendrions-nous notre espion à la solde de Giuliano della Rovere ?


C'est bien ce que pense Angelo, qui en perd littéralement l'appétit. Gentil et prévenant, Roberto était son seul véritable ami au sein de la congrégation florentine. Hélas, il ne nie pas lorsqu'Angelo le confronte à ce sujet au calme d'une écurie, pendant que les autres étudiants ripaillent, et révèle au passage ce que nous lecteurs avons déjà appris de la bouche de Machiavelli : Lorenzo le Magnifique n'en a plus pour longtemps à vivre. Ses fils paraissant incapables d'assurer la pérennité de sa famille, un enfant de serviteur comme Roberto se doit de choisir un nouveau protecteur s'il veut nourrir la sienne propre.... quand bien-même le prix de son allégeance serait la tête de Cesare Borgia. Le nom de Della Rovere n'est jamais prononcé, mais comme dit Cesare lui-même : "Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour deviner qui tire les ficelles."


En tout cas, le jeune Borgia aura bien manœuvré, ce que concède son ennemi du Vatican ("Moi qui croyais avoir affaire à un enfant... il est clair que j'ai sous-estimé mon adversaire!"). Cesare est en effet présent pour épier les confessions de Roberto. "Enfin les masques tombent", se réjouit-il. Non seulement il a manipulé Angelo pour en arriver à ce résultat, mais il bénéficie aussi de l'aide de Draghignazzo, numéro deux de la Fiorentina, que nous prenions pour un imbécile arrogant et lèche-bottes. Mais en réalité, Draghignazzo est lui aussi tourné en bourrique par le taureau Borgia, qui a reconnu en lui un deuxième espion de Della Rovere.


Les choses dégénèrent cependant lorsque Roberto poignarde Angelo, avant d'être abattu par Miguel, qui veillait. Dommage qu'une séquence aussi tendue et maîtrisée se termine un peu en queue de poisson : Draghignazzo se trahit beaucoup trop facilement et c'est la deuxième fois en deux albums que Miguel lance sa dague dans le dos d'un adversaire sur le point d'attaquer son maître. Bis repetita placent ?


Enfin, ce n'est pas tout à fait terminé, puisque Draghignazzo profite de la confusion pour s'enfuir. Il ne va pas loin, les tuiles d'un toit pisan le faisant glisser et s'empaler sur un morceau de bois. Avant de rendre l'âme, il n'a que le temps de confier les raisons de sa trahison à Miguel : "Le sang des Medici coule dans mes veines, mais pour un enfant illégitime, il n'y a ni allié ni ennemi, juste des patrons, de plus ou moins bon aloi." Avant de comparer sa position à celle de son confesseur : "Toi qui es Juif, tu peux comprendre... nous serons toujours de ceux qu'on exploite. La lutte est vaine... ils ne nous traiteront jamais en égaux!" Des dernières paroles qui pèsent lourd sur la conscience de Miguel... surtout lorsque Cesare les valide implicitement en montrant le peu de cas qu'il fait de la vie de leur ami Angelo : "S'il désire tant servir mes intérêts, ne crois-tu pas que ce [se sacrifier pour moi] le comble au-delà de toute espérance ? Même la mort lui aurait été douce."


Beaucoup de choses se passant dans cet album, qui compense pour la relative perte de temps du précédent, mais je voudrais néanmoins en profiter pour nous arrêter un instant sur Miguel de Corella, auquel j'ai consacré le titre de cette critique. J'ai mentionné à plusieurs reprises qu'il s'agit de mon personnage préféré de la série, statut que ce Sei ("six"... et "tu es" en italien) exemplifie plus que tout autre. Dans un manga aussi bavard et didactique, je sais particulièrement gré à notre ami hébreux d'être le roi des silences équivoques, lesquels se lisent à merveille sur son visage androgyne.


Là où Angelo ne peut s'empêcher d'être totalement sous l'emprise de Cesare, Miguel ne se fait guère plus d'illusions sur son "ami", auquel il reproche son égoïsme et l'aisance avec laquelle il joue de son monde comme d'autant de pions. Si Angelo est là pour faire ressortir les (nombreuses) qualités intellectuelles et même humaines du fils de Rodrigo Borgia, Miguel permet quant à lui de nous rappeler que Cesare n'est pas qu'un étudiant brillant et charismatique : c'est une machine programmée dans un seul but, le pouvoir absolu pour lui et sa famille.


Mais cet album suggère que l’acrimonie de Miguel ne s'explique pas seulement par son besoin vital de garder la tête froide en toute circonstance. La série télé The Borgias avait fait de "Micheletto" un homosexuel, pour des raisons aussi gratuites qu'inconséquentes. Fuyumi Soryo et Motoaki Hara auraient-ils pris le même parti, avec beaucoup plus de subtilité ? À voir le soudain entrain du jeune homme à se trouver une compagne pour célébrer sa victoire ("Pour l'instant, je vais viser tout ce qui bouge"), je ne peux m'empêcher d'y voir la diversion de quelqu'un qui n'a jusqu'alors jamais manifesté le moindre intérêt pour le beau sexe, et ne le manifestera plus jamais durant tout le reste de la série. Son empressement à refroidir les ardeurs d'Angelo viendrait-il d'un amour déçu ou jaloux ? La question vaut la peine d'être posée.


Ce qui est sûr et certain, en revanche, c'est que le lien qui l'unit au jeune Borgia est particulier et remonte à loin, comme nous le montre un flashback sur leur enfance. C'est un orphelin valençais craintif que Christophe Colomb amène à Rome, pour y faire office de compagnon d'études du fils prodigue du cardinal Rodrigo. Cette séquence est particulièrement touchante, surtout lorsqu'un petit Cesare soudainement bien volubile montre une image de sa mère à Miguel, qui n'a jamais connu la sienne. La relique est confisquée par cette trique d'Adriana Orsini ("Quant à cette Italienne sorti de je ne sais où..." maugrée-t-elle, pleine de haine contre sa rivale dans le cœur de Rodrigo) mais Cesare garde le sourire : "Même sans ce portrait, je peux me souvenir de ma maman, n'importe où et n'importe quand. Son visage est gravé dans ma mémoire."


Vraiment ? Lorsque son nouvel ami lui demande plus tard "C'est comment une maman?", Cesare répond, le regard vide : "J'ai oublié. C'est trop loin. Je ne me souviens plus." Quoiqu'on pense des actions futures du Valentinois, en cet instant l'enfant se transforme en figure tragique, guère moins orpheline que Miguel.


Mais malgré toute la pression que met sur lui son géniteur, le garçon n'est pas le plus à plaindre : ce tome 6 est également l'occasion de rencontrer son cadet d'un an, Juan, duc de Gandie. Dithyrambique vis-à-vis de Cesare et feu Pedro-Luis, papa-gâteau avec sa fille unique Lucrezia, Rodrigo Borgia est moins tendre à l'égard de son troisième fils, en qui il voit "un benêt, qui n'a jamais présenté qu'un potentiel médiocre". Outch... il convient de remarquer ce parti-pris des auteurs japonais est assez curieux, d'autres sources basées sur le chroniqueur strasbourgeois Burchard faisant de Juan le fils préféré de Rodrigo, ce que tendrait à confirmer la réaction déchirante de ce dernier en apprenant sa mort tragique...


Favoritisme ou non, le jeune frère de Cesare n'en apparaît pas moins comme un enfant gâté et vaniteux, dont l'arrogance est telle qu'il pousse le culot jusqu'à affubler Giulia Farnese du même appellatif que celui avec laquelle sa propre mère était traînée dans la boue dans le tome 4. Cette virtù 50, Les deux Juan, nous présente également, comme son titre l'indique, un autre Juan Borgia, beaucoup plus sympathique : il s'agit de leur cousin, surnommé "Silenzio" en raison de son naturel calme. Cesare le charge d'apprendre l'étiquette et la langue espagnole à Angelo convalescent.


Sei se termine sur une touche particulièrement mélancolique : le souvenir de leur amitié d'enfance désintéressée s'estompe dans l'esprit de Miguel, lequel observe avec son cynisme habituel la préparation de son évêque de maître pour la messe de Noel. Les paroles de Draghignazzo continueront probablement à hanter le jeune Juif déraciné, dont les silences valent décidément plus que mille mots...

Szalinowski
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le 12 oct. 2019

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