"Il n’a même pas peur de mes flash-ball" - Nicolas Sarkozy

Un curieux objet que ceci! Publié en 1988 sous le titre original Breaking Free – Vive La Révolution dans l’édition francophone –, cet album affiche une très claire orientation politique, dès la couverture. Il s’agit plus précisément d’un pamphlet en faveur de l’action anarchiste, en atteste le message au lecteur introduisant l’œuvre: "Ce livre est dédié à toutes celles et ceux qui combattent le capitalisme". Difficile de trouver la moindre information à propos de l’auteur, signant sous le nom de J. Daniels (pas de jeux de mots svp!).


L’histoire est centrée sur le personnage de Jim, jeune travailleur de la banlieue de Londres travaillant dans le bâtiment, et logeant provisoirement chez ses oncle et tante, Archibald et Mary. Le récit se veut le plus réaliste possible: Jim est présenté comme un jeune homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire, ce qui permet au lecteur de s’y identifier facilement. Le cadre est très familier: nous suivons les protagonistes sur le lieu de travail, au bar, dans la rue, il y a beaucoup de scènes d’intérieur au domicile de Mary et Archibald. L’auteur montre bien l’évolution des personnages et de leurs convictions à travers l’album, leurs relations, leurs rencontres. L’intrigue est de bonne qualité, les dialogues sont très nombreux et détaillés, mais restent efficaces et prenants, ce qui n’était pas gagné, surtout pour un ouvrage aussi long (170 pages!), qui plus est à caractère politique. La construction de l’ouvrage en quatre chapitres aux titres explicites aide le lecteur à ne pas se perdre dans les enjeux de l’intrigue.


J. Daniels, en plus d’aborder la lutte des classes, pose la question des minorités laissées pour compte, en exposant dans son récit la marginalisation des noirs et des homosexuels, et le poujadisme ambiant de la société britannique de l’époque. Ainsi, Sharon, la nièce lesbienne de Mary, raconte sa confrontation avec le machisme et l’homophobie de ses collègues de travail, et le conservatisme de ses parents. Malgré le caractère très engagé de cet album, l’auteur refuse d’édulcorer son récit, et amène son personnage principal à confronter ses idées reçues à la réalité (excellent face-à-face avec Sharon).


Il est très plaisant d’observer pourquoi et comment l’indignation monte, comment les personnages s’organisent pour lutter contre le patronat: récolte d’informations, création d’une gazette révolutionnaire, organisation de piquets de grève, et même plusieurs scènes de réunions de grévistes s’étendant sur plusieurs pages. Et bien sûr, il nous est régulièrement donné à voir les confrontations entre les manifestants et les forces de l’ordre. Pour renforcer son propos, J. Daniels ne manque pas de malmener les policiers qui sont uniformément montrés comme des suppôts de l’État et du grand capital, impitoyables mais faillibles face aux manifestants. L’auteur ose d’ailleurs montrer certains détails un peu crus; outre les réccurrentes scènes de bagarres (contre des policiers, mais aussi contre des employés de bar ou des jeunes droitistes), on trouve un acte de sabotage, la violence commise par les groupuscules néo-fascistes, et Archibald rentrant après avoir été violemment agressé.


Le principal défaut de cet ouvrage est le graphisme. J. Daniels a cru bon de pasticher l’univers de Tintin pour servir son message politique. Pourquoi pas après tout, se saisir d’un personnage ayant vécu tant d’avantures à travers le monde, et le confronter au difficile monde du travail, est une assez bonne idée, au-delà des questions de droits d’auteur. De plus, ce choix a un bon intérêt stratégique, puisque Tintin est l’une des séries de BD les plus connues à travers le monde, cette référence parlera donc forcément au public. Mais cette œuvre est peu crédible en tant que pastiche, la faute à un trait maladroit, imprécis, qui déforme les personnages originaux, en particulier Tintin lui-même. L’auteur dessine souvent les bouches en triangle, afin de donner une illusion de perspective. Le problème est que J. Daniels se veut le plus fidèle possible à l’univers graphique d’Hergé (jusque dans le lettrage!), mais semble très à la peine dans le dessin, on perçoit très vite ses limites techniques. Certains personnages sont très déformés d’un plan à l’autre, par exemple Sharon, la nièce de Mary, et Alex Jones, un syndicaliste apparaissant sous les traits de Wolff (On A Marché Sur La Lune). En revanche, il semble plus à l’aise avec les effets de foule, en attestent deux pleines pages montrant des cortèges de manifestants, jouant avec l’effet de hors champ.


Au-delà de l’aspect graphique, le respect des personnages originaux est variable. Ainsi, Tintin conserve son panache et sa ténacité mais est désormais beaucoup plus bagarreur. Un seul Dupondt intervient, apparaissant noir et figurant parmi les grévistes, laissant de côté son rôle de sidekick malchanceux. Wolff, transformé en syndicaliste verbeux, perd toute son ambigüité originelle. Rastapopoulos fait une apparition éclair en tant qu’employé de bar (et sans son monocle)! Enfin, mention spéciale à Archibald Haddock, toujours aussi bourru, mais qui révèle une étonnante tendresse. D’ailleurs, le ton des dialogues est plutôt familier, quelquefois grossier (mais jamais vulgaire), là où la série originale employait un langage soutenu, même dans les scènes de conflit. Le plus grand écart avec l’univers d’origine est cette scène suggestive montrant Archibald et Mary au lit. Un passage maladroit selon moi.


À la fin de l’édition française de cet album, auto-édité de manière officieuse, se trouve un excipit de deux pages, sorte de message de ralliement à la cause anarchiste révolutionnaire, qui replace succintement l’album dans son contexte. Breaking Free, de son titre original, a été publié juste avant une période d’émeutes massives contre le gouvernement Thatcher. Il s’agit clairement d’une œuvre de propagande, qui se prive d’office d’une partie de son public. Les lecteurs sont encouragés dans les notes de l’album à diffuser librement cet ouvrage, bien que celui-ci soit protégé par le copyright. Il en existe d’ailleurs une version PDF librement consultable sur Internet, mais hélas de mauvaise qualité.


Pour les plus curieux d’entre vous!

Alphananar
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le 10 déc. 2021

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