Sur la fin de leur carrière, les grands artistes ont tendance à systématiser leurs recettes et à les porter à un degré élevé de perfection. Mais leurs vices et leurs négligences se font également plus manifestes, ce qui permet au lecteur de percevoir les reliefs et les creux du génie du créateur.

Quand « Achille Talon contre Docteur Chacal et Mister Bide » paraît, il reste trois ans à vivre à son auteur. Et les qualités de cet épisode semblent bien répondre au postulat énoncé ci-dessus. D’abord, l’amuse-gueule humoristique : en prélude à l’exposé de l’intrigue principale, Greg avait coutume, même dans des séries « sérieuses », d’appâter le lecteur par une ouverture de comédie ou de farce, mais qui respectait les codes dominants de la série. Ici (et ce n’est pas la seule fois dans « Achille Talon »), c’est par l’arrivée du facteur qu’Achille et Lefuneste vont être tirés du train-train de leurs horions quotidiens, et lancés dans une aventure improbable. Lequel facteur (Honoré Sépissé, déjà connu) a le verbe raffiné et sarcastique, en mesure de répondre aux insinuations de Lefuneste sur l’étrangeté d’un service des Postes qui ne soit pas en grève...

Et là, deuxième tropisme de Greg : il faut deux planches de gags où dominent les contrastes émotionnels avant que l’on en arrive à entrer dans l’action.

Le fond de l’histoire repose sur l’exagération et le choc (choc, toujours le dynamisme gréguien) entre éléments antagonistes / complémentaires dont l’affrontement débouche soit sur des gags, soit sur une complexification de l’action, soit sur un conflit qui se résout assez souvent en dérapant vers un troisième terme.

Antagonismes ?
• Docteur Chacal – laid et méchant – et Mister Bide – mignon et sociable. On aura deviné qu’il s’agit d’une seule et même personne qui se métamorphose.
• La masure délabrée de Chacal, sur laquelle il pleut toujours, et la maisonnette pimpante de Bide, sur fond de ciel resplendissant. On remarque la contamination quasi mystique-poétique entre le caractère des deux personnages et les lieux qu’ils habitent.
• Les journaux qu’ils lisent et les idéologies que défendent ces journaux (planche 19).
• Dualité entre les deux « talents » de Chacal-Bide : celui de se métamorphoser physiquement, celui de détraquer le temps ; planches 37 à 45, ces deux « talents » vont entrer en contradiction dans la séquence d’action, assez délirante, qui constitue le finale.

Autre trait majeur du génie de Greg : insérer dans la moindre action, dans le moindre dialogue, une énergie passant par les allusions perfides, les insinuations, les retournements subits d’humeurs et de tonus, le choix raffiné et hilarant du vocabulaire, le contraste entre les intentions héroïques annoncées et les conduites sans gloire auxquelles elles mènent.

Papa Talon joue un rôle assez considérable ici : motivé à mort dès qu’on lui parle de houblon (planche 15), il traîne des savoirs utiles glanés lors de son passage dans les Bataillons disciplinaires d’Afrique ; ici, en l’occurrence, des recettes de sorcelleries apprises auprès d’une tribu, les Kalottokus.

A ce propos, on voit, sur le tard, notre scénariste s’émanciper de la chape anti-sexe et anti-cul qu’imposait la célèbre loi 49-956 du 16 Juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : Papa Talon fait allusion (à mots très couverts) à ses aventures sexuelles en Afrique (planche 13) et à Toulon (planche 18). Le nom « Kallottoku » nous rapproche du... fondement de toute société humaine. Les modalités d’administration de la troisième fiole (planche 15), très allusives elles aussi, n’en laissent pas moins penser sur les orifices qu’elles visent. Et on a droit à une vraie bite de mec, planche 45, même si elle n’est pas de nature à affoler les donzelles...

On aura le bonheur de contempler ce que donne Lefuneste quand il est beau, jeune et amical (planche 21). On appréciera la liberté que se donne Greg de s’auto-conférer une planche entière où l’action ne progresse pas, rien que pour jeter un clin d’œil complice « off » sur la série « Achille Talon » et les critiques de BD qui lisent ces albums de travers (planche 25). Quand on est au sommet de sa gloire, on peut se permettre ces fantaisies...

Mais on entre ensuite dans les vices de Greg scénariste (le dessinateur, lui, reste au top) : le manque de vraisemblance prend une ampleur océanique au fur et à mesure que l’on va vers la fin ; on se demande bien comment Achille, entre les planches 26 à 31, peut deviner tant de choses sur Chacal-Bide alors qu’il ne dispose que de fort minces éléments pour cogiter. D’ailleurs, Greg, qui doit avoir torché assez vite son scénario, et conscient du caractère très cavalier de ce passage, se croit tenu d’introduire un mot d’explication, planche 28 :
« Papa Talon – Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Tu n’étais pas là !
Achille – C’est tout comme. Le Banquier parle pour moi. ».

Argument ridicule, on en conviendra, mais Greg devait aller vite sur l’exposé des motifs de la conduite de Chacal-Bide avant de nous servir la soupe finale : le hold-up climatique (planches 34 à 45), qui nage dans la plus haute fantaisie, et où perce une jubilation enfantine de raconter n’importe quoi pourvu que ce soit porteur d’amusement et de suspense.

Les dialogues sont d’une drôlerie et d’une nervosité irrésistibles. On attend toujours le successeur de Greg sur ce plan-là.
khorsabad
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le 23 nov. 2013

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