Black Lagoon
7.5
Black Lagoon

Manga de Rei Hiroe (2002)

Mauvais cul, c'est rien moins que la traduction littérale de «Badass» si on prend la peine d'inciser là où il faut dans l'étymologie. Car en français, finalement, Badass, il n'a pas tellement d'équivalent. C'est un terme, certes, mais c'est surtout un ressenti qui se prête à l'épique, au glorieux et surtout à la pose. Un personnage Badass - qu'on appellera donc un Mauvais Cul - c'est un de ces énergumènes qui bandent les muscles, font beaucoup de bruit et multiplient les actes de gloriole ostensibles.
Le Mauvais Cul, sa renommée, il la doit finalement à la mise en scène et à elle seule. Car le concept, en premier lieu, est très cinématographique. Il n'y pas de philosophie du Badass, il n'y a que l'apparat.


«Boum» fait alors le bateau du premier chapitre. «Pan pan» font les armes automatiques qui s'ensuivent, «Feuh» fait l'héroïne en petite tenue quand elle souffle sur l'embout fumant d'un engin dont on n'extrapolerait pas en supputant ce qu'il représente. Et là, perdu, hébété même, entre le capharnaüm et les poses mille fois vues et revues, on cherche quelque chose dans les débris auquel se raccrocher ; ne serait-ce qu'une bribe de scénario original ou un espoir s'y rapportant.
Mais ces débris, Black Lagoon en est fait. Dessous il n'y a rien, car l'œuvre, déjà, est en-dessous de tout.


On va parler des femmes à l'occasion de cette critique. J'aime pas trop m'aventurer sur ce genre de terrain habituellement, d'autant que ça glisse et que chaque chute m'aliène bien du monde. Car, figurez-vous que statistiquement parlant, près d'un Homme sur deux est une femme.
Mais on ne parlera finalement pas tant des femmes que de leur représentation dans la fiction et, a fortiori, dans les mangas. L'idée d'une femme forte, représentée chez des auteurs qui n'en ont manifestement jamais connu de leur vie, a de quoi faire rire aux éclats tout en nous amenant à lever les yeux au ciel. Ce qui, alors, donne lieu à une grimace remarquablement singulière.


Vous souvenez-vous des pérégrinations de Kusanagi dans Ghost in the Shell ? De ce personnage féminin à la fois impérieux, professionnel, et surtout crédible. Dans ce cas, accrochez-vous à ce souvenir, car rien ici ne vous le rappellera. Une femme forte, ça ne doit pas être une femme qui singe les hommes, mais une femme qui exprime sa force par des caractéristiques qui lui sont propres. Des femmes fortes dans les mangas, j'en ai vu. Et pas qu'une fois d'ailleurs. Alors ce qu'on nous présente ici, en comparaison, ça a des allures de parodie sordide.


Quand une femme, dans une œuvre, en vient à se se grimer en homme jusqu'à la dernière de ses postures afin de paraître crédible, on ne lui fait pas honneur. Pour un peu, on l'insulterait. Du moins, si on se donne la peine de lire le sous-texte de ce que cela implique. Un sous-texte écrit à partir des éclaboussures d'encre d'une œuvre qui n'en dispense que trop pour n'aboutir à rien. Or, ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et, sous la déferlante de la mitraille, rien ne s'articule.


La question de la crédibilité des personnages et de la trame se pose et se repose à chaque chapitre. Le caractère vraisemblable du Kaméhaméha ? Je peux y souscrire très volontiers. L'implosion des organes internes consécutive à trois coups d'index ? Ça se tient. Levy qui se sort de chaque situation en vidant les chargeurs (aux balles infinies, faut-il le préciser), ça, je n'achète pas. On surjoue tant la virilité au féminin que c'en devient grotesque. Enfin, ça ne le devient pas tant que ça l'était à compter du premier chapitre. Avec Black Lagoon, il y a au moins le mérite de la constance dans l'indignité et le ridicule.
Black Lagoon serait-il finalement le pendant ovarien de Sun-Ken Rock ? En moins bien dessiné en plus ?


Je ne sais trop si Black Lagoon a sa place en tant que Seinen tant l'immaturité du ton initial y est crasse. J'ignore même s'il devrait figurer où que ce soit en tant que Shônen ; car à choisir, le mieux serait encore qu'il ne figure nulle part.
Si vous voulez voir quelqu'un dessiner des femmes armées, essayez-vous plutôt à Desert Punk. D'autant qu'ici, les personnages féminins mis en scène sont vraisemblables quand on les met en position de puissance. Peut-être parce qu'elles n'ont pas le nombril à l'air. Peut-être aussi parce que leur personnalité avait été écrite avant que les premiers jets de leurs mensurations ne soient portés sur papier. Je spécule, j'élucubre, peut-être même que je calomnie en prêtant de mauvaises intentions à monsieur Hiroe... mais même en cherchant à me persuader du contraire, je sais que j'ai raison d'écrire cela.


Renouveler le genre du Hard Boiled option cigarette et gros câlibre ? Mais pour quoi faire ? Habituer les lecteurs à mieux ? Vous n'y pensez pas, il seraient capables d'y prendre goût les saligauds. C'est pour cette raison que vous ne retrouverez ici ni audace ni originalité ici, pas même dans le registre de l'action armée ici débordant et même dégoulinant.
Je n'ai rien contre l'action dans une œuvre à condition qu'elle soit menée intelligemment. Michael Bay ne vaut pas John McTiernan. L'action, quand elle devient le corps de l'œuvre - est c'est le cas ici - en vient alors à interchanger son ossature et ses organes. Difficile d'avoir jolie tournure dans ces conditions.


«Balalaika comprend le concept de l'honneur» nous dit Dutch. J'aime beaucoup ces criminels qui, dans les œuvres de fiction qui les désignent comme des personnages principaux, se sentent obligés de se parer d'une vertu morale ; d'un label éthique.
L'homicide ? Ah, mais, ma brave dame, du moment que c'est fait avec honneur et avec de bonnes intentions, c'est non seulement respectable, mais c'est même écoresponsable !
Se défausser de son ordurerie au prétexte que quelqu'un est pire que soi revient à ne pas assumer ce que l'on est et surtout à admettre que l'on a conscience d'être ce qu'on feint de ne pas être. Un criminel qui a violé et tué est certes pire qu'un homme qui se sera contenté d'un viol.... mais, par raccourci, par fainéantise peut-être, je m'en irai me complaire dans l'intolérance et associer le second au premier pour les mettre dans le même sac. Un sac que je m'empresserai de lester avant de le jeter au fond d'un canal.
Je le connais par cœur leur sens de l'honneur à Dutch et Balalaïka ; on trempe dans X activité illicite et moralement répréhensible, mais pas dans le trafic de drogue ou la prostitution, attention ! Ce qui, de ce fait, auréole les protagonistes d'une vertu narrative quasi-virginale. Ce ne sont plus des criminels, pensez donc, rien que des justiciers incompris aux méthodes douteuses mais admirablement bien motivées. Paraît-il.
Les criminels de l'Amour, merci bien, mais j'ai donné.
Parce que, qu'on se le dise, se défausser de sa vilénie au prétexte qu'on n'a pas tiré soi-même avec les armes vendues clandestinement à des ordures comme le font Dutch et ses copains, ça peut aussi se cuisiner à toutes les sauces. Techniquement, les vendeurs d'héroïne ne forcent aucun camé à mettre une aiguille dans leur bras. Ils répondent à la loi de l'offre et de la demande et, si eux ne le faisaient pas, d'autres le feraient à leur place. J'en ai même entendu dire qu'ils préservaient la santé de leurs clients en leur vendant de la drogue de qualité. Alors l'honneur, dans le milieu criminel, c'est finalement un verni bien commode qui s'accorde à toutes les bassesses d'usage dès lors où on a assez de bagout pour faire semblant d'y croire à voix haute.


On aura quand même attendu six chapitres avant qu'une cinquième colonne nazie, avec un croiseur militaire, survienne dans l'intrigue. Ce haut-fait, remarquable et prodigieux, démontre toute la retenue d'un auteur qui a à cœur de travailler sur la crédibilité de son œuvre. Car rien ne crie mieux réalisme que des centaines de nazis en uniforme possédant un bâtiment de guerre.


Levy, plus tard, sera tourmentée que Rock cherche à la mener sur le droit chemin de... on ne sait pas de quoi. On sait que ça braille parce que les caractères dans les bulles sont écrits en tout gros, mais bon sang, que toutes ces discussions stériles sont lourdes. Pas lourdes de sens, pas lourdes au point de péleriner ; simplement lourdes. Ça se donne des airs d'âmes tourmentées pour adopter d'autres poses que celle du mauvais cul, mais ça ne va pas plus loin.


Graphiquement parlant, les dessins sont fonctionnels et, précisément, remplissent leur fonction sans jamais outrepasser cette simple prérogative. Loin d'être mauvais, sans rien avoir non plus d'exceptionnel, le rendu graphique m'a paru être l'accessoire de la trame qu'il servait. Ce n'est pas un mal en soi ; en tout cas, du dessin, je n'aurai aucun mal à en dire. Du bien en revanche...


Le coup des jumeaux meurtriers qui, à dix ans à peine, dissimulent sous un manteau une mitrailleuse lourde que la cadette tiendra en plus d'une main... là encore, tout concourt à nous faire apprécier et mesurer les efforts fournis pour rendre le récit plus crédible que jamais à mesure que les chapitres défilent. J'ai manqué d'écrire que Black Lagoon était l'idée que se faisait un collégien du milieu criminel d'Asie du Sud Est, mais j'ai su me raviser à temps. Là, on approche de la conception qu'en aurait un élève de maternelle.


La déferlante d'armes à feu crachant la sauce de manière ininterrompue aura, à l'usure - car on s'use à la lecture - évoqué des bribes de souvenirs me jaillissant en pleine gueule dans un coin reculé de ma mémoire. Sur le tard, après trois volumes de «Panpanpan» et autres «Takatakata», Hellsing me sera revenu à l'esprit, comme invoqué par une mélodie atonale entonnée par des instruments rouillés. L'œuvre, avec Hellsing, avait alors le mérite de s'émanciper de la réalité, on pouvait ainsi y laisser pendre tout ce qui nous plaisait le long de la grosse ficelle de la suspension de crédibilité. La suspension de crédibilité, avec Black Lagoon, elle nous prend à la gorge. Pas parce qu'elle est saisissante, mais parce qu'elle se trouve nouée autour du cou du lecteur jusqu'à ce qu'il suffoque, gavé qu'il est par des trames que personne ne peut décemment avaler. Oui, ça reste en travers de la gorge tout ça.


J'anticipe ; même que je mine déjà le terrain.



«Mais c'est une fiction, ça a pas vocation à être réaliste.»



Vraiment ? Pourtant, l'intégralité de l'intrigue se situe dans le monde réel, qui plus est contemporain. On retrouve même divers acteurs mafieux, mêlant pêle-mêle les Triades et le cartel de Medeline avec un soupçon de Hezbollah en keffieh (on appréciera la discrétion), le tout tassé dans la même zone géographique.
Que les sceptiques qui n'en croiraient pas leurs yeux n'invoquent pas la mauvaise foi ; on retrouve un arc où les Triades s'opposent littéralement au Hezbollah au cours de rixes armées. Tout cela n'est pas sans rappeler certaines parodies. Excepté que dans le contexte présent, nous ne sommes pas censés en rire.


Et quitte à mentionner l'humour, autant évoquer son absence remarquée. Un film typé Last Action Hero a au moins le mérite de délivrer quelques répliques grasses mais nourrissantes entre autres occasions fugaces de se poiler. Vous n'aurez rien de tout ça ; rien qu'un auteur qui, en rejouant la bataille de Verdun à chaque chapitre (sans jamais que les munitions ne se tarissent), se pique d'un sérieux de pitre pour prétendre nous offrir un contenu intéressant - ce qui est déjà une gageure - mais surtout vraisemblable. Je n'ai pas eu la patience de compter les morts, cette même patience étant requise intégralement pour lire Black Lagoon, mais je crois que le score total frôle le génocide.


L'intrigue se donne des airs, des airs de rien pourrait-on dire tant l'inanité déborde de chaque page, mais fondamentalement, cette intrigue pourrait encore s'en tenir à un postulat essentiel et pourtant exhaustif : Levy court devant elle en tirant sur tout ce qui passe avec ses deux flingues. Fin. Figurez-vous que ça lasse. Ça m'avait en tout cas lassé avant même de me plaire. À croire que l'idée n'était pas franchement élaborée pour commencer.


C'est toujours une souffrance de devoir statuer sur le cas des personnages d'une œuvre qui n'a rien à dire et qui cherche pourtant désespérément à nous crier son impuissance scénaristique à chaque réplique qui fuse. Nous dirons de ces personnages qu'ils ont au moins un avantage, celui de ne pas nous dépayser. Afin de ne pas nous bousculer, généreusement, Rei Hiroe a en effet pris la décision de s'assurer que pas une once de personnalité originale n'émane de ses protagonistes. Entre Dutch, le dur impassible à lunettes noires qui ne cille jamais, Rock, l'homme fondamentalement humain de la bande et Levy qui nous bluffe par son imitation sans fin de Michelle Rodrigues, vous ne trouverez rien de nouveau.


Une incursion au Japon au détour d'un arc narratif ? Voilà que les Yakuzas déboulent presque aussitôt. Imaginez débarquer à Paris et vous faire tabasser par une bande de mimes en marinière qui, la clope au bec, vous matraquent avec une baguette de pain. Y'a de ça ici.
Je n'irai pas jusqu'à prétendre que Rei Hiroe ne connaît pas le Japon - il y a comme une sonorité dans son nom qui m'en prévient - mais on ne m'ôtera pas de l'idée que l'image renvoyée de son propre pays a l'air grotesque et caricaturale au possible.
Vous apprendrez au passage que le Japon n'a vraisemblablement aucune force de police sur son territoire alors que les autorités laissent s'occasionner un massacre à l'arme à feu sans même que ne clignote un gyrophare. La suspension de crédibilité, alors, est perchée si haut qu'elle pourrait s'emmêler dans les moteurs d'un Boeing passant par là.


Et les arcs s'allongent, car le cyanure ne s'apprécie que mieux distillé à petites doses. Que voulez-vous, une agonie, ça se savoure. Celle-ci traîne et lancine depuis 2002.

En résumé, un mauvais cul, ça se torche. Il en sera de même pour ma conclusion qui, elle non plus, ne manquera pas d'être torchée.

Josselin-B
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le 26 mars 2022

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Josselin Bigaut

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