BLAME!
7.8
BLAME!

Manga de Tsutomu Nihei (1996)

Dommage la couche cryptique et absconse.

Difficile de prendre "Buramu" (Blame!) par un bout ou par un autre, tant l’œuvre bien que très muette, semble vaste, dense, quasi-infinie. D’ailleurs métaphoriquement sa géométrie – que d’aucuns qualifie de non-euclidienne - l’est. Les distances sont ridiculement gigantesques. Le temps (et laps de temps) est impossible à déterminer.


Le récit évolue dans une sorte de monde post-apocalyptique, dans un futur qu’on évalue plus ou moins lointain. Sur terre ou ailleurs, on ne sait pas. La mégastructure où se déroule l’aventure, s’étend des deux côtés à perte de vue. Elle s’élève jusqu’au firmament de la voûte céleste, alors qu’elle s’enfonce dans les tréfonds du sous-sol. Ou pas! Tout ce dont nous sommes sûr c’est que cette structure se métamorphose en permanence; phagocytée ou étendue (réparée?) par des robots constructeurs. Une sorte de sphère de "Dyson" qui fait passer les structures de Jéru et Zalem réunies dans l’œuvre de "Gunnm" comme un petit duplex de province.


À s’attarder sur certaines planches, on a cette drôle d’impression d’y voir l’envers des "Backrooms", voire des "Liminals Spaces"; des corridors infinis et inquiétants, menant à d’autre couloirs aux multiples embranchements plus étroits et tortueux, eux-mêmes donnant sur de colossales entrées (ou sorties). Deux couches plus haut ou plus bas dans les niveaux suffisent, le ton et le décor change du tout au tout; pièces titanesques, juxtaposées à d’autres plus modestes ou plus grandes encore, reliées par des dédales d’escaliers qui mènent nulle part. Une architecture labyrinthique à la "Piranèse". Un gigantisme ébouriffant qui se morphe en permanence. Édifiant et étourdissant!


Pour glisser sur l’aspect du dessin du background, il est très stylisé ("Piranesi" & "Giger" notamment), parfois presque épuré mais étonnamment, il garde en son sein des détails cruciaux pour se figurer compréhensiblement les séquences/actions dans leurs entièretés. Il n’est pas aussi chargé que ceux du Maître Shirow - ce qui était parfois franchement illisible. Les cases d’ailleurs sont découpées de manière claire et nette, plan-par-plan.


On apprécie aussi le côté "Mad Maxien" du personnage, voire carrément de l’œuvre entière. Puisque d’une part, l’histoire semble se passer après une catastrophe d’ampleur planétaire où l’Homme (et dérivés) semble être retourné à ses plus bas instincts. Mais d’autre part, par le caractère plutôt mutique du personnage principal, Killee. La palette des autres personnages d’ailleurs ne verse pas pour autant dans le prolixe, loin de là. De manière plus générale on a l’impression que T.Nihei laisse au lecteur le soin d’interpréter les actes et les désidératas de ses personnages. Déroutant et en même temps fascinant.


"Blame!" a ce côté dessin intrigant mêlant la chair et la machine, qui est vraiment stupéfiant. Les scènes d’action montrent allègrement le gore le plus sanglant et avec moult détails, sans pour autant verser dans la débauche gratuite d’hémoglobine (n’est-ce pas "Hellsing"?). En fait, c’est toujours à-propos et justifié. Les cases sont cohérentes à la bonne compréhension de ce qu’il se passe, on l’a déjà évoqué.


On y verra aussi des relents évidents à "Akira", mais surtout à l'oeuvre de D.Cronenberg avec ce jeu constant chair/métal des êtres mi-machines, mi-organiques. D’aucuns y voient d’ailleurs l’ombre Lovecraftienne planer au-dessus du manga. Il est vrai qu’il y a une drôle d’ambiance quasi-horrifique qu’on pourrait peut-être qualifier abusivement de "Dark Fantasy". Personnellement j’y vois davantage la patte de D.Lynch avec plutôt un côté très Eraserhead par moment. Le manga est à la croisée de multiples inspirations de hautes volées, difficile vraiment de le rentrer dans une seule et unique case, tant il explore volontiers les références et se jouent de nos acquis. On peut ainsi y voir tantôt "Alien", lors de certains plans qui dépeignent une architecture gigantesque et organique, tantôt "Stalker" avec une étrange faune machinorganique et autres anomalies. De manière plus générale, il règne et plane au-dessus de "Blame!" une pure ambiance cyberpunk et crépusculaire à vous glacer le sang, un peu comme dans l’intrigant animé "Ergo Proxy" (2006). Enfin, on peut évoquer également l'animé "Serial Experimental Lain" (1998) avec le parallèle évident entre la "Résophère" et le "Wired".


"Blame!" peut être vu évidemment comme une critique sociale du monde technologique/pharmaceutique parti en roue libre et à la dérive; étendre les technologies jusqu’à l’Homme (le transhumanisme), jusque dans sa propre chair et profaner ainsi le sacré pour de sombres buts. Un des thèmes également exploré dans la série "Deus Ex". C’est ainsi que Killy (autre orthographe), personnage principal, part en quête de gènes purs, non contaminés par une épidémie qui a vraisemblablement décimé (contaminé?) toute l’espèce humaine. Difficile de ne pas y voir la crise COVID/Pharmaceutique à travers ces planches.


Après c’est vrai que ce manga est complètement déroutant puisqu’un scénario clair semble inexistant, voire totalement dilué dans une quête qui n’a aucun sens (ou but?). C’est en cela qu’il est atypique et attise notre curiosité. Certains parlent d’ailleurs de "Cyber Dungeon Quest" en évoquant ce manga comme étant une épopée vidéo-ludique sous acide. C'est on ne peut plus vrai. Mais le manga ne se limite, évidemment et heureusement, pas seulement à cette simple étiquette un peu poussive.


"Blame!" est un objet - conceptuel - intrigant, dont sa manipulation est rendue difficile par son côté peu conventionnel. On est pratiquement dans le concept et dans l’abstraction, si bien que ce manga est bien éloigné des canons du genre. C’est dans ce contexte finalement que l’on peut parler d’art graphique.


Pour mettre un contrepoint, un bémol, on peut reprocher à "Blame!" de finir comme il a commencé finalement; une lucarne éphémère en mode cyclique, dans un monde dont nous ignorons tout.


Eolithe
9
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Créée

le 20 déc. 2023

Critique lue 5 fois

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