La mère de toutes les autobiographies

En 2006, l’auteure américaine Alison Bechdel avait marqué les esprits avec son roman graphique "Fun Home", consacré "Livre de l’Année" par le prestigieux Time Magazine. Une autobiographie familiale dans laquelle elle n’hésitait pas à se mettre totalement à nu et à révéler au grand jour des secrets de famille, le récit de "Fun Home" étant centré autour de la découverte simultanée de sa propre homosexualité et de celle, refoulée et soigneusement cachée, de son père, un professeur d’anglais tourmenté qui finira par mourir à 44 ans dans un accident ressemblant fortement à un suicide. Dans "C’est toi ma maman?", Alison Bechdel poursuit cette étonnante et souvent douloureuse introspection familiale, qui ravira certainement tous les amateurs de psychanalyse, en se focalisant cette fois sur le personnage de sa mère. La personnalité de cette dernière s’avère au moins aussi complexe que celle de son mari: lectrice vorace et passionnée de théâtre, elle a en effet cessé de toucher et d’embrasser sa fille dès que celle-ci a eu sept ans, sans que l’on sache vraiment pourquoi, ce qui a certainement constitué un élément déterminant dans la difficile construction de l’identité d’Alison, éternellement en quête de reconnaissance maternelle. Autant le dire tout de suite: "C’est toi ma maman?" est une oeuvre forte, mais très exigeante. En tant que lecteur, ce n’est donc pas chose aisée de plonger dans l’univers torturé d’Alison Bechdel, d’autant plus que son récit est un patchwork mélangeant en permanence des rêves, des séances de psychanalyse, des souvenirs d’enfance, des enregistrements de conversation téléphoniques avec sa mère, ou encore des références aux écrits de Virginia Woolf (en particulier son roman "La Promenade au phare") et du pédopsychiatre Donald Winnicott, deux auteurs qui la fascinent. Mais une fois qu’on est pris par son style de narration très particulier, ce qui demande une certaine patience, on ne peut qu’être admiratif devant ce travail colossal, qui tient tout autant de la thérapie que de la création. "J’ai mis six ans à faire ‘C’est toi ma maman ?’, dont un an à dessiner. Tout le reste a été occupé à la construction du récit", explique Alison Bechdel dans une interview au "Nouvel Observateur". En lisant "C’est toi ma maman?", une brique de 300 pages s’apparentant davantage au roman qu’à la bande dessinée, on comprend pourquoi elle a mis autant de temps à l’écrire. S’agit-il d’un chef d’oeuvre ou pas? Comme la maman de l’auteure, on peut considérer que "C’est toi ma maman?" est un livre impudique, qui fait preuve avant tout de narcissisme et d’exhibitionnisme. Mais dans le même temps, c’est également la mère d’Alison qui fait remarquer à sa fille que la tâche de l’écrivain n’est pas de servir sa famille ni même la vérité, mais de servir avant tout son récit, en trouvant une forme dans le désordre de la vie. C’est sans doute là que réside l’élément le plus émouvant de "C’est toi ma maman?": malgré toutes leurs différences et leurs incompréhensions, malgré le fossé immense entre les deux femmes, Alison Bechdel et sa mère finissent par se retrouver sur le terrain artistique. De quoi conclure en beauté le long chemin personnel mené par l’auteure dans "Fun Home" et "C’est toi ma maman?", et peut-être même lui permettre de trouver une forme de sérénité par rapport à son enfance et sa famille. Son prochain livre nous apprendra si elle est enfin parvenue à tourner la page. Il portera sur la culture du fitness. "Je voudrais explorer notre obsession pour la culture physique", dit-elle. Venant de quelqu’un qui passe autant de temps à se triturer les méninges, cela risque d’être intéressant!