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Carnets de thèse
6.9
Carnets de thèse

Roman graphique de Tiphaine Rivière (2015)

Vanité de la thèse, vanité des Carnets de thèse

A vingt-six ans (et après près de dix ans d'activité, dont la qualité a heureusement évolué au fil du temps, sur ce site... !), j'envisage toujours de faire une thèse ; je parle même de mon projet de thèse sur mon profil SC. Bon. Toujours est-il que j'ai mis pas mal de côté ce projet : j'ai un sujet qui me passionne, j'ai une cotutelle toute prête avec un directeur et une directrice absolument formidables, j'ai les moyens d'avoir (me semble-t-il) assez facilement un contrat doctoral, j'ai même commencé à rédiger mon projet... mais voilà, je n'ai pas envie. Et le mérite de cette BD est de vulgariser avec efficacité le déroulement d'une thèse ainsi que ses nombreux inconvénients qui me rebutent : salaire misérable, peu de reconnaissance, enfermement pendant cinq ans dans une bibliothèque ou chez soi, n'avoir jamais fini de travailler, avoir l'impression de se masturber intellectuellement sans intérêt concret, ne pas pouvoir faire de choix de vie déterminants tant que la thèse n'est pas finie, galérer encore une fois la thèse finie, et il y en a d'autres qui ne sont pas mentionnés, comme le fait de passer ensuite sa vie à ne parler que de son sujet dans ses recherches comme dans son enseignement, etc etc, la liste est interminable.


Bon, mais sinon, l'intérêt de cette BD... Comme je disais, c'est de la vulgarisation, mais un peu dans le mauvais sens du terme : tout est extrêmement stéréotypé, en particulier les personnages, et cela est, je trouve, extrêmement désagréable. Certes, les stéréotypes existent ; mais pour côtoyer un peu le monde de la recherche, je trouve d'une injustice assez crasse cette BD.


Il paraît également que ce n'est pas une critique de bon goût à faire, mais désolée, j'y vais (ça passe quand on dit l'inverse, pourtant) : juste, c'est moche, que ce soit le dessin, les couleurs, la police, la mise en page. C'est au mieux plat. Il y a quelques vagues moments de grâce avec de jolies compositions de vues extérieures, là j'en ai deux en tête à tout casser, sur toute la BD.


De plus, je ne comprends pas réellement le message de cette oeuvre. Ça se termine comme un cheveu sur la soupe : pas une chute, rien, non ; après cinq ans de galère, le personnage termine sa thèse et passe sa soutenance. Il n'y a pas de cohérence narrative dans la structuration du récit : on s'attend à ce que la suite de la thèse soit aussi une suite de galères, mais on n'en saura rien, qu'un bref récit enchâssé d'un personnage secondaire : du coup, de ce côté-là, on ne comprend pas bien l'intérêt d'avoir fait une thèse, car les états d'âme du personnage principal ne le conduisent qu'à un état proche de la dépression sans aucune évolution, sans aucun autre résultat qu'un incompréhensible acharnement, brut, qui n'est jamais éclairé par quoi que ce soit de concret. Pas de lumière au bout du tunnel, pas une ode à la passion et à la beauté du savoir et de la transmission, pas un refus glorieux de la vénalité et du système capitaliste de la connaissance. Pourquoi le personnage veut-il faire une thèse ? On ne le saura pas. Pourquoi, malgré toutes les souffrances subies, le personnage continue-t-il sa thèse ? On ne le saura pas. Que retire le personnage de sa thèse après l'avoir terminée ? On ne le saura pas. L'ensemble manque cruellement de profondeur, de perspective, bref, de propos. Je comprends bien le concept des "carnets", du journal de bord à chaud, mais je ne sais pas, un épilogue, un truc à retenir de cette expérience, quelque chose ? En refermant la BD, j'ai eu l'impression, comme sans doute le personnage principal, d'avoir perdu mon temps (à un degré différent, heureusement).
Finalement, ce livre ressemble à une suite de vagues anecdotes déprimantes séparées par de longues ellipses temporelles qui ne donnent pas la possibilité à l'autrice de développer l'évolution psychologique de son personnage (pourtant largement autobiographique, donc ça ne me semble pas infaisable). En fait, malgré une lourde insistance sur la dégradation psychologique du personnage (avec de nombreux dessins montrant l'impact physique de la thèse sur lui), celle-ci n'est jamais ni creusée (tout a l'air horrible du début à la fin, sans nuances, sans subtilité) ni exploitée (à quoi mène toute cette souffrance ? à un projet dont on ne voit pas plus l'intérêt au début qu'à la fin, sans qu'on puisse pour autant lire dans la BD une critique constructive de l'état de la recherche en France avec ce personnage creux qui jamais ne se bat ni dans un sens ni dans l'autre mais qui surnage péniblement sans évoluer). Le personnage perd ses ami.e.s, son mec, sa joie de vivre, pour une thèse sur Kafka qui en plus a l'air inintéressante au possible et dont le sujet est d'une hyper-spécificité qui me semble assez peu crédible : quel est l'enjeu de ce truc, franchement ? Ou alors il faudrait justement se donner les moyens de réfléchir sur cet intéressant problème philosophique, à savoir, pourquoi une personne s'acharne à faire quelque chose qui la fait souffrir sans raison ! Mais NON PAS PLUS - bah non parce que ça demanderait de sortir de la caricature pour aller vers quelque chose d'intellectuellement exigeant (comme doit l'être une thèse, et là ce serait une formidable adéquation entre le fond et la forme et ce serait peut-être génial) et du coup c'est trop difficile. Il va sans dire que l'humour tombe à plat : cette caricature est relativement pénible à lire, et les quelques petites choses amusantes se noient dans l'impression générale de tristesse vide de la BD. Je trouve l'ensemble vraiment... gratuit.


Bref, pour résumer : aucune épaisseur psychologique, aucun enjeu, aucune critique réellement productive, une construction narrative lâche. Franchement il y avait pourtant matière à exploiter cette allégorie du labyrinthe kafkaïen avec une oeuvre qui aurait pu prendre justement la forme de méandres non linéaires, inextricables, avec une authentique conclusion philosophique. Soit, les pages de fin essaient de s'emparer de l'idée et d'aller vers une conclusion éclairante, que je trouve légère et peu satisfaisante (le vague optimisme est loin de compenser/de s'accorder avec le pessimisme construit pendant tout le récit, et demeure d'une abstraction parfaitement superficielle). L'autrice passe à côté de son sujet... Intérêt purement informatif, si vous pensez que faire une thèse c'est facile, tranquille et sympa. Sinon, passez votre chemin.

Eggdoll
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le 29 févr. 2020

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Eggdoll

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