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I - Un sacré numéro
« Un, c’est trop peu. Mais trois, c’est trop ». Qu’ils soient vecteurs de dualité, dichotomie, transition ou rupture, autant vous prévenir : il sera beaucoup question des chiffres 2 et 3 dans cette critique de Corto Maltese en Sibérie, album charnière de la carrière d’Hugo Pratt et de son marin à l’oreille percée.


Passée une délicieuse introduction (« Lorsqu’un adulte entre dans le monde des fables, il ne peut plus en sortir. Le savais-tu ? » « Peut-être sommes-nous en retard ; aujourd’hui c’est le 34 décembre. »), marquée par une brève apparition de Bouche Dorée mais que je soupçonne fortement d’avoir été rajoutée en cours de chemin par l’artiste, c’est en effet sur trois signes du Yin et du Yang que s’ouvre la sixième aventure de Corto Maltese, avant que la voix-off, qui passe de Pratt lui-même à Longue-Vie, n’enfonce le clou en déclarant qu’une « ligne forte se change en ligne faible et une ligne faible en ligne forte ». Ce faisant, le Vénitien ne se contente pas de de symboliser les enjeux de son histoire : il évoque sa propre nouvelle approche de l’écriture et du dessin.


Finies les saynètes : le chapitrage ne doit tromper personne, Pratt renoue pour de bon avec les long récits linéaires, délaissés depuis La Ballade de la Mer Salée. Pour mieux marquer ce retour aux sources, il concocte une aventure particulièrement ambitieuse pour son héros, qui le sortira de sa zone de confort tout en faisant la synthèse des thèmes majeurs de son œuvre. Son trait évolue à l’avenant, se faisant plus clair, plus fluide, avec moins de hachages et de jeux d’ombre et de lumière (même si la somptueuse fusillade de la page 82 rappelle les grandes heures de la tempête du début de La Ballade). Le personnage de Corto lui-même est particulièrement affecté par ce changement : sa mâchoire se fait moins carrée, ses sourcils moins broussailleux au fur et à mesure du récit. En fait, il paraît presque rajeunir.


Cette métamorphose correspond à l’évolution de son caractère, lui aussi à la croisée des chemins : on le croit imperturbable dans son cynisme et son indolence, car telle est l’image qu’il souhaite projeter, mais les événements des Celtiques et des Éthiopiques ont sérieusement ébranlé les convictions du beau marin. On ne s’étonnera donc pas que La Sibérie le voit plus introverti et moins sociable qu’auparavant, même vis-à-vis de Raspoutine, avec qui il en vient deux fois aux mains, comme dans La Ballade. Pourtant, un déclic se produit en lui, dû essentiellement à la conflagration, ou synthèse comme je le disais tantôt, de ses contradictions.


D’abord badin avec son ami Longue-Vie puis content de retrouver son domicile hong-kongais (le seul qu’on lui connaisse, en dehors d’Antigua), Corto se retrouve en l’espace de quelques planches confronté, en les personnes de Raspoutine, des Lanternes Rouges et d’« Elle », aux trois grands défis de son existence de baroudeur solitaire : l’errance, la (non)belligérance et l’amour. L’irruption de son meilleur ennemi russe l’oblige en effet à sortir de sa torpeur, au moment où à l’instar de la vieille Europe, il lui faudrait se poser pour panser ses plaies. Les Lanternes Rouges, société secrète chinoise composée de jeunes femmes révolutionnaires, en remettent une couche en le poussant à l’aventure pour servir leur cause en s’emparant de l’or des Romanov. Corto a beau n’être convaincu par les motifs ni de l’un, ni des autres, il accepte la mission, presque par inertie – ou en guise de fuite en avant.


II - Cherchez la femme...
Car une autre figure de son passé, inconnue du lecteur quant à elle, s’est rappelée à lui à cette occasion. « Te souviens-tu d’un matin de papillon et d’un après-midi de fleur sauvage ? », dit le mot doux, parfumé et peu équivoque adressé au beau matelot. « C’est une vieille histoire, qui ne devrait plus avoir d’importance », rétorque l’intéressé, sans convaincre personne, et surtout pas Raspoutine. « Tu poursuis encore ta fable ! Tu n’es qu’un pauvre fou ! ». Cette « Fable » ou « vieille histoire » a un nom : mademoiselle Wee-Lee Song. Mais elle restera à jamais sans visage. Comme beaucoup d’autres héros de fiction, Corto Maltese ne peut jeter l’ancre, il ne peut se sédentariser ; mais jamais la tentation ne paraît aussi forte qu’en ce sixième tome.


Alors Corto fait ce qu’il fait de mieux : il voyage, il rencontre, il se bat, il ironise. Mais il aurait tort de se croire au bout de ses peines. La Sibérie a beau être un désert glacial, elle est l’objet de toutes les convoitises – et l’or du train de l’amiral Koltchak encore plus. Deux adversaires en particulier se dresseront sur son chemin, tous deux inspirés de personnages réels : l’ataman Séménov, cosaque renégat à l’humour féroce, et le général Tchang, seigneur de la guerre mandchou et ancien prétendant de mademoiselle Song, plus placide mais non moins dangereux. Ce sont sans aucun doute les meilleurs antagonistes de toute la série, statut acquis notamment grâce à leurs dialogues (« Quand un objet veut devenir sujet, il ne sert plus », déclare le premier avant d’abattre une prostituée trop bavarde, tandis que le second dit d’un suspect à éliminer : « Ça, c’était quelqu’un à qui l’on n’a pas raconté l’histoire des trois petits singes. »)


Mais au-delà de leur raffinement dans la cruauté, Séménov et Tchang ne sont que des opportunistes, catégorie que Pratt exècre entre toutes et voue sans ambages aux gémonies. Ce qui l’intéresse davantage, ce sont les idéalistes ; qu’ils le soient sans savoir à quoi et pourquoi, par pur automatisme comme l’infortuné capitaine Nino ; qu’ils emploient des méthodes sans scrupules au service d’une noble cause comme la belle Shangaï Li, version chinoise 2.0 de Banshee des Celtiques ; que leur idéal soit la jouissance pure et simple, avec une bonne dose de manque d’empathie pour faire bonne mesure, comme Raspoutine ; ou qu’ils poussent leur idéalisme à un degré si extrême que toute vie, la leur et celle d’autrui, perd sa valeur en comparaison, comme c’est le cas du Baron von Ungern.


III - "D'abord des voleurs, pour les punir ensuite..."
Attardons-nous sur ces deux derniers personnages en particulier, car il n’est pas anodin que Corto brise le quatrième mur en guise d’épilogue pour les évoquer. Les trois signes du Yin/Yang de l’ouverture peuvent tout aussi bien symboliser le trio de fortune Corto/Changai Li/Raspoutine, le trio amoureux Corto/Chang/Wee-Lee ou pléthore d’autres combinaisons, mais je pense qu’il s’agit avant tout du rapport entre Corto, Raspoutine et Ungern. Les deux premiers sont des pirates, ou plutôt des gentilshommes de fortune, selon leur propre expression : le général Tchang a beau railler l’expression, c’est ce qui les lient malgré leurs différences et ils y tiennent. Mais dans le cas de Corto, le seigneur de guerre n’a pas complètement tort de pointer du doigt une certaine hypocrisie : le Maltais oscille depuis longtemps entre piraterie pure et simple et altruisme à la Robin des Bois.


Il convient de remarquer que ses entreprises réussissent toujours lorsqu’elles servent une cause (La Sibérie, et auparavant Sous le Drapeau de l’Argent, entre autres) et échouent lorsque Corto souhaite tout bonnement s’enrichir (…Et nous reparlerons des Gentilshommes de Fortune, L’Ange à la Fenêtre d’Orient) mais cela ne change rien au caractère contradictoire de ses actions – Steiner s’en étonnait déjà quatre albums plus tôt, et Corto se posera lui-même cette question en rêve dans La Maison Dorée de Samarkand.


Raspoutine, lui, a fait son choix depuis longtemps : il est un voleur à part entière, un point c’est tout. Nous le verrons plus nihiliste par la suite, mais pour l’heure, le Russe est même convaincu que sa cupidité profite à la société dans son ensemble : "Je suis comme je suis parce que j'ai choisi de vivre une vie pleine d'argent, de femmes et de belles choses. [...] Pour les avoir, je dois voler. [...] Moi, tout ce que je vole, je le dépense tout de suite. Je fais rouler l'argent. Il y a des tas de gens qui vivent grâce à ce que je dépense après un vol." Il est donc dans la continuité de Corto, tout en étant plus cohérent qui lui – ce qui en retour le prive de scrupules et lui fait commettre des atrocités que le beau Maltais ne se permettrait jamais.


IV - La Colère de Dieu
Le Baron Roman Fiodorovitch von Ungern-Sternberg, pour sa part, rejoint son compatriote en ce qu’il semble totalement imperméable aux souffrances qu’il cause autour de lui. Mais il va encore plus loin que Raspoutine ou Corto dans l’idéalisme, jusqu’à transcender tout idée du Bien et du Mal, tout cela au service d’une seule et unique cause, « délicieusement romantique » pour les uns, « folie obscène » pour les autres : recréer l’empire eurasiatique de Gengis Khan, dont il se croit la réincarnation.


Confronté à sa « lâcheté » dans Les Éthiopiques, Corto Maltese criait haut et fort son refus d’être le jouet du Destin, lui qui a tracé sa propre ligne de chance d’un coup de rasoir sur sa main. Dans La Jeunesse, un Raspoutine imberbe et juvénile exprimera le même désir en des termes encore plus crus. Ungern, lui, est à l’exact opposée : à la manière d’un Aguirre dans le film de Werner Herzog, il subodore toute sa vie, passée (sa famille massacrée par l’ennemi bolchevique), présente (son armée de fidèles au régime tsariste) et future (les deux petites années qu’il sait qu’il lui reste à vivre), à sa seule vision. Tout homme paniquerait à l’idée qu’il ne lui reste plus que deux ans de vie, mais Ungern s’en moque : il ne considère ce temps que par-rapport à ce dont il estime avoir besoin pour accomplir son rêve.


Pareil fanatisme ne peut donc qu’inspirer révulsion, incompréhension et moquerie de la part de son entourage, en premier lieu desquels le fourbe et matérialiste Séménov, mais Corto ne le juge pas. Il respecte ce rêve, même s’il ne le partage pas. « En admettant que j'ai besoin d'avoir la foi de croire en quelque chose d'autre... pourquoi devrais-je choisir Ourga et la Mongolie plutôt qu'une cour cachée, dite secrète, à Venise ? » « Parce qu'il n'y a personne qui soit en parfait accord avec soi-même » rétorque le Baron avec une sagesse étonnante. Mais rien n'y fait : le seul empire que Corto choisira toujours est celui des rêves. Lucide, Ungern Khan n'a plus qu'à prendre congé de son alter ego en ces termes : « Rappelez au monde que j'avais un destin tragique. »


V - Conclusion
L'album, et à bien des égards la série, culmine avec ce dialogue entre les deux aventuriers. Le dernier chapitre de La Sibérie paraît donc presque anecdotique en comparaison, et sa fin précipitée (sans mauvais jeu de mots de ma part) malgré une très jolie scène entre Corto et Tchang. J'ai un peu plus de réserves sur les retrouvailles et adieux entre Corto et Changaï Li, superbement dessinées, les papillons des rizières se substituant avec grâce aux mouettes habituelles, mais un brin forcées - sans doute parce que les relations entre le marin et la virago ont été quasi-unilatéralement détestables jusqu'alors. En parlant de dessin : j'ai déjà mentionné l'évolution de Pratt vers une ligne plus claire et plus fluide, et une partie du petit point que je n'ai pas accordé à La Sibérie est imputable à cette évolution ; non pas que j'estime que le trait du génial Vénitien ait régressé, loin s'en faut - je préfère simplement son style antérieur, c'est tout.


Si Corto Maltese en Sibérie est l'album charnière souvent décrit, cela signifie-t-il que plus rien ne sera jamais comme avant ? Eh bien en fait, si... car au-delà de son dessin, et de ses qualités de conteur qui resteront globalement intactes jusqu'à la fin de sa vie, force est de constater que Pratt fera beaucoup de redite dans les six tomes restants de Corto Maltese. Régression, donc ? Non pas. Stagnation, peut-être. Comme si la prédiction de Bouche-Dorée s'était finalement concrétisée et qu'auteur, acteur et lecteur étaient entrés dans le monde des fables via la Cour secrète des Arcanes, pour ne plus en sortir... ma foi, il y a pire, comme destin.

Szalinowski
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le 4 juil. 2021

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Szalinowski

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