Gaza 1956 : En marge de l'Histoire par Christine Deschamps

Une somme historique et journalistique considérable, remarquable à bien des égards. Tout d'abord, pour son dessin méticuleux, chargé, rempli presque jusqu'au trop-plein, à la fois précis et suffisamment interprété pour qu'on y voie une "patte". Et quelle patte ! Il y a des trouvailles de mise en scène vraiment bien vues, et la toute fin, en "dessin subjectif", l'équivalent dessiné de la caméra subjective, vient rafler la mise émotionnelle déjà bien travaillée en amont. Je ne sais pas comment on procédait en 2005 mais si Joe Sacco a commis toutes ses petites rayures à la main, il mérite vraiment une retraite anticipée avec parachute doré à la clé, lui. Et puis, il y a le sujet. Pas facile de rendre attrayants cinq kilos de papier consacrés à un massacre inique, consciencieusement passé sous silence grâce à tout un tas de petites manœuvres dégueulasses, de mensonges éhontés ou d'omissions délibérées. Ça peut lasser, l'exposition détaillée des minutes d'une opération rationalisée d'éradication d'une tranche d'âge d'hommes en âge de combattre. De 16 à 60 ans, quand même, ça ratisse large. Mais, hé, ce sont des Palestiniens, c'est dangereux, ça, un Palestinien. Ça devient vite un fedayin, un Palestinien. Évidemment, le calcul montre vite ses limites, quand on songe à la somme d'injustices qu'il faut pour créer un fedayin. Gageons que le massacre au hasard d'hommes susceptibles d'en devenir éventuellement ne fait qu'en amorcer toute une génération spontanée, comme la chaleur avec les puces. Mais visiblement, ces considérations pleines de prudence n'étaient pas à l'agenda de ces soldats israéliens qui ont méthodiquement rabattu les habitants de Rafah vers l'école de leur village pour les stocker, les humilier, les trier et finalement en tuer ou écloper une bonne partie avant de relâcher les autres. Autant de petites stratégies qui ont fait leurs preuves au cours de l'"Histoire universelle de l'infamie", comme dirait Borges, qui est la nôtre. Algérie, Chili, Argentine... quel pays s'est vu épargner cette tactique inique qui consiste à traiter les hommes aussi mal qu'on traite les animaux ? Évidemment, comme dans chaque récit détaillé des horreurs de la guerre, la moralité n'est pas compliquée à tirer, elle saute aux yeux comme l'un de ces pardessus fluo si à la mode dans les années 80. Ce qui semble compliqué, voire inaccessible pour un cerveau humain lambda, c'est d'en tirer les conséquences qui s'imposent. Mais quelle communauté nationale bannirait la constitution d'une force armée au prétexte qu'elle pourrait à son tour déraper ? Non, bien entendu, le monde est bien trop dangereux. Avec tous ces soldats disposés à tirer dans le tas pour que leurs familles ne risquent jamais de devenir elles-mêmes le tas dans lequel d'autres soldats écumants de rage et de trouille voudront tirer. C'est désespérant. A peine sortis des mauvais traitements imposés par les Nazis, les Juifs se retrouvaient à traiter eux-mêmes d'autres hommes comme des obstacles dispensables à leur bonheur. Comme l'enfant battu qui exprimerait sa violence contenue contre sa propre progéniture. Une véritable malédiction de notre espèce. Une calamité, une honte insondable. Voilà pourquoi ce volume épais et doublement lourd pourrait rejoindre, à mes yeux, Et si c'était un homme, ou les BD de Tardi sur la 1ère guerre mondiale ou le goulag. Parce qu'il faudra bien finir par enrayer la violence. Parce que la connaissance de l'histoire ne suffit pas et que la force de la littérature, c'est de fournir un accès immédiat à la subjectivité de l'autre, seule voie possible pour cette inaccessible empathie qui pourrait nous éloigner à tout jamais des mâchoires béantes de la guerre. Ça n'est pas un vœux pieux, ça nous attend forcément au bout du chemin, mais combien d'enfants vont encore apprendre le goût de la haine et de la revanche avant qu'on renonce enfin à leur inculquer nos vieilles faiblesses bien rances? Devra-t-on attendre le dernier d'entre nous pour qu'il ouvre enfin les yeux sur le chemin d'infamie qui l'aura mené à son immense solitude ? Joe Sacco a ouvert une voie, en tant que pionnier du roman graphique. Lisons, relisons, pénétrons dans ces univers qui, sans la littérature, nous seraient étrangers. Il en va de notre salut, dirait-on.

ChristineDeschamps
10

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le 10 juil. 2017

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