Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2015/2016, écrits par Marjorie Liu, dessinés, encrés et mis en couleurs par Sana Takeda, avec un lettrage de Russ Wooton. Le premier épisode comprend 66 pages, et chacun des 5 suivants en compte 28, soit un total de 206 pages de bandes dessinées pour un prix dérisoire.


Maika Haflwolf appartient à la race des Arcanic, des sangs mêlés, moitié humain, moitié Ancien. Elle se trouve entièrement nue dans une maison bourgeoise, en train d'être vendue aux enchères par Ilsa. Sophia Fekete entre dans la pièce où se tiennent les enchères et exige que Maika et 3 autres prisonniers lui soient remis à titre gracieux, en tant que représentante des Cumaea. Ilsa s'exécute pour le plus grand mécontentement des autres acheteurs présents. Elle assure elle-même le transfert des esclaves vers la demeure de Sophia Fekete, cette dernière ayant déjà regagné ses pénates et étant en grande discussion avec Atena. Lorsque Maika arrive, elle fait soulever sa tunique pour montrer son tatouage sur son corps, une sorte d'œil à demi fermé. Maika est enfermée dans une cellule avec d'autres détenus dans d'autres cellules, dont Kippa une jeune demoiselle avec une queue de renard.


Maika Halfwolf se souvient du lendemain de la bataille de Constantine et de sa discussion avec Tuya, puis avec maître Ren (un chat avec 2 queues). Bientôt des gardes font irruption pour emmener le plus jeune garçon, afin qu'il soit mutilé pour que ses membres servent à fabriquer la liqueur de Lilium qui assure l'immortalité à ceux qui en consomment. C'est le moment que choisit le pouvoir de Maika Halfwolf pour se manifester. Suivie par Kippa, elle va se rendre dans le laboratoire de Sophia Fekete, puis progresser jusqu'aux appartements d'Yvette Lo Lim. Après un affrontement avec les gardes, elle s'échappe de la cité Zamora, et prend la fuite dans les contrées sauvages, à bord d'une charrette conduite par Emilia, une femme portant son nouveau-né sur le ventre. Maître Ren et Kippa sont également du voyage.


Marjorie Liu est une écrivaine connue pour ses romans comme ceux de la série Démoniaque ou de la série L'agence Dirk & Steele. Elle a également écrit des comics pour Marvel, comme X-23, Dakken, X-Men (le mariage de Northstar avec Kyle Jinadu, c'est elle) et des histoires complètes comme l'excellent Veuve noire : le nom de la rose. Mais ce qui attire en premier le lecteur, c'est le magnifique dessin de couverture. Il voit une magnifique jeune femme avec un manteau au motif complexe et élégant, se tenant devant une ornementation métallique finement ouvragée, avec un arrière-plan à demi masqué très intriguant. En feuilletant rapidement ce recueil, il a la surprise de constater que les pages intérieures présentent le niveau de détail et de finition, fait exceptionnel pour un comics industriel.


En tant qu'artiste complète, Sana Takeda habille ses dessins par les couleurs avec une fusion totale des traits encrés. Cette complémentarité est telle que page après page le lecteur observe des surfaces présentant des volumes grâce aux couleurs, des cases avec un jeu de luminosité complexe grâce aux couleurs, des formes délicatement sculptées par les couleurs. Le résultat est effectivement magnifique de page en page, avec des ambiances d'une grande cohérence pour chaque scène et des formes tangibles, avec du relief (sans exagération). Il n'y a que s'il y prête attention que le lecteur prend conscience de toutes les informations qui sont portées par les couleurs. L'artiste dessine de manière très traditionnelle en détourant les formes par un trait qui est encré pour être net à la reprographie.


De temps à autre, le lecteur se rend compte que les traits encrés ne portent pas énormément d'informations, que ce soit un arrière-plan un peu vide, ou un visage très simple. Cela ne se produit pas souvent, mais quand ça arrive c'est déstabilisant. À ces occasions, il prend conscience que les visages conçus par l'artiste présentent un petit air manga, avec des mentons pointus, et parfois des yeux un plus grands que nature. Cette influence japonaise n'a rien d'un simple recopiage par manque d'inspiration. Elle est en phase avec le récit qui a recours à des éléments de culture japonaise, à commencer par les chats à plusieurs queues (par exemple maître Ren en a 2).


Une fois que le lecteur s'est accoutumé à ces particularités graphiques, il s'immerge dans un monde visuel riche et personnel. Les personnages ont tous une apparence distincte, avec des tenues vestimentaires adaptées à leur position sociale. Maika Halfwolf ressemble à une adolescente longiligne, au caractère peu commode. Sana Takeda réussit à rendre sa nudité normale, sans titillation, transcrivant son humiliation, sans susciter une forme d'excitation. Les dessins montrent une personne à l'apparence discrètement étrange, ce qui évoque bien qu'elle fait partie de la race des Arcanic. Les prêtresses Cumaea ont le maintien qui attestent qu'elles savent qu'elles appartiennent à une classe sociale dominante. Le lecteur peut voir le plaisir sadique qu'éprouve la geôlière à faire montre de son impunité à maltraiter les prisonniers. Kippa (une jeune fille de petite taille avec une queue de renard) est mignonne à croquer, avec ses yeux souvent implorants, et sa manière de tenir sa queue dans ses bras, devant elle, comme une forme de protection.


L'artiste utilise les couleurs et l'infographie pour réaliser un rappel discret de l'environnement en fond de case sans avoir à en dessiner les détails. À nouveau, son approche graphique relève d'une maîtrise de la conception des cases pour se concentrer sur la narration, sans les surcharger. Dans chaque séquence, elle représente les décors et leur donne une consistance remarquable. Le lecteur peut contempler à loisir la riche décoration du salon dans lequel Maika Halfwolf est mise aux enchères. Il peut observer l'architecture de la ville alors que la roulotte progresse vers la maison de Sophia Fekete. Il a l'impression de sentir le vent qui balaye les hautes herbes d'une plaine ou Maika se tient à cheval avec Tuya. Il voit l'architecture de la pièce monumentale où se trouvent les cellules. Il essaye de déchiffrer avec Maika les inscriptions sur un mur de pierre. Il est fort impressionné par les édifices où vit la Reine des Loups. Il regarde la forêt alors que la charrette d'Emilia progresse. En tant qu'artiste complète, Sana Takeda montre un monde présentant une grande cohérence graphique, consistant et riche. Elle représente un monde d'Heroic Fantasy palpable dont le lecteur peut ressentir l'histoire et la réalité.


Le lecteur comprend vite pourquoi ce premier tome se devait d'être aussi épais. Marjorie Liu s'est embarquée dans la création d'un monde très développé et il lui faut du temps pour exposer la situation géopolitique, les règles de la magie, les personnages, leur histoire personnelle, et leurs alliances. Elle doit présenter les différentes races évoluant dans ce monde et les liens qui les unissent, tout en dépassant les stéréotypes sur les Grands Anciens en provenance des écrits d'Howard Phillips Lovecraft, ou encore les chats dotés de conscience. Pour ce faire, elle a ajouté une page de présentation réalisée par un maître chat, en fin des épisodes 2 à 6, ce qui lui permet de revenir sur l'histoire de ce monde, et de lier les différents détails évoqués par les personnages. Le récit montre également que l'histoire se joue sur plusieurs générations, et que les conflits trouvent leur origine dans le passé.


D'un côté, le lecteur prend plaisir à découvrir ce nouveau monde, à prendre contact avec ces personnages, à voir les affrontements. De l'autre côté, le sens du rythme de la scénariste manque encore un peu de maturité, et certains passages donnent l'impression de perdre tout l'allant acquis dans les pages précédentes, pour devoir à nouveau vaincre l'inertie inhérente à une fresque d'une telle ampleur. Le monde créé par Marjorie Liu et Sana Takeda ne manque pas d'originalité, avec une intégration discrète de mythes d'origine japonaise, sans donner l'impression d'ersatz ou de plagier, ou même de recycler le travail d'autres créateurs. Elle sait développer la personnalité de Maika Halfwolf. Les thèmes principaux sont donc la poursuite d'une source de pouvoir pour conserver la place de caste dirigeante, la vengeance, mais aussi la singularité. De par sa naissance et son histoire personnelle, Maika Halfwolf est un individu envisagé comme un moyen, comme une réprouvée et comme une indésirable. Sa ferme résolution en fait une personne bien décidée à se tailler une place dans la société, à se faire respecter et même craindre, à devenir elle-même une personne de pouvoir. Il est possible de mettre cette volonté en parallèle avec le fait que son corps abrite, contre sa volonté, une entité malveillante qu'elle ne contrôle pas. Il est donc possible de considérer le cheminement de cette protagoniste comme une forme de lutte pour intégrer la société et d'une lutte contre ses propres démons intérieurs.


Ce premier tome est plus épais que l'ordinaire pour que les 2 créatrices puissent raconter une part significative de leur récit de grande ampleur. Les dessins de Sana Takeda séduisent rapidement le lecteur par leur originalité, leur personnalité et leur sophistication. L'histoire de Marjorie Liu s'avère intéressante et prenante, malgré un découpage pas toujours assez fluide.

Presence
7
Écrit par

Créée

le 3 août 2019

Critique lue 255 fois

Presence

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