On dirait que la mode est à la décapitation ces temps-ci.

Ce tome fait suite à Dick Hérisson, tome 2 : Les Voleurs d'oreille (1985). La première édition date de 1987, regroupant les pages prépubliées dans Pilote & Charlie : la BD en fusion, du numéro 12 au 17, en 1984/1985. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 1 qui regroupe les 5 premiers tomes. Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié.


Le 27 février 1931, au large des côtes de Nice, Dick Hérisson se trouve sur un bateau de pêche, l'Hydragon. Au grand étonnement du capitaine du bateau, il est venu étudier le lieu où on a repêché un cadavre sans tête. Le détective explique au marin que plusieurs cadavres sans tête ont été repêchés dans les parages, mais ayant séjourné trop longtemps dans l'eau pour pouvoir espérer les identifier, ce qui n'est pas le cas du dernier. Utilisant ses jumelles, Hérisson aperçoit une petite île dans le lointain. Le marin explique qu'il s'agit de l'île aux sirènes, propriété rivée d'un riche italien. Le brouillard se lève : le marin indique qu'il faut rapidement revenir au port. Contre ses habitudes et ses appréhensions, il va devoir passer au plus près de l'île, malgré sa mauvaise réputation. Soudain, Hérisson et lui entendent une voix de femme en train de chanter : ils pensent qu'il s'agit d'une sirène. Le marin se rend compte que le bateau file droit sur les récits. Les 2 passagers tombent à l'eau, et Dick Hérisson se charge d'amener le marin évanoui jusqu'au rivage de l'île. Hérisson laisse le marin inanimé sur la grève et s'enfonce dans l'île. Il se retrouve devant un tigre.


Pour se mettre hors de portée du tigre, Dick Hérisson monte le long du tronc d'un arbre. Il aperçoit une pagode au loin. Finalement une voix l'appelle depuis le bas. Hérisson redescend et sert la main de Giuseppe Zitto, accompagné par son serviteur chinois. Les 2 hommes l'accompagnent jusqu'à la demeure avec un toit de pagode. Zitto offre à Hérisson des sous-vêtements pour se changer. Le soir venu, ils dînent ensemble pendant que le marin continue de se reposer dans une chambre. Après le repas, Hérisson va se coucher dans une autre chambre. Il est réveillé par le chant d'une femme. Il suit le son pour en déterminer la provenance et il découvre une pièce au sous-sol dans laquelle Zitto est en train de regarder un film où Irina Drakulesko interprète Cléopâtre dans un opéra. Hérisson lui présente ses condoléances, la cantatrice étant décédée il y a 5 ans. Le lendemain soir, Dick Hérisson apprécie un feu dans la cheminée de la maison de Jérôme Doutendieu. Hérisson explique à son ami comment il a retrouvé l'identité du cadavre sans tête. Doutendieu allume la radio pour écouter la retransmission en direct de l'opéra Turandot. Au moment où Liu, une jeune esclave, s'empare d'une épée pour se donner la mort, un grand cri retentit. L'interprète Madeleine DeProust vient de se donner la mort sur scène, au passage exact où Puccini est décédé dans l'écriture de son opéra.


En se lançant dans ce troisième tome, l'horizon du lecteur est déjà bien formé. Il s'attend à une enquête, avec des crimes sensationnels présentant une présomption de surnaturel et de folie, une forte attention portée aux décors, des personnages avec des gueules marquées, et un humour discret teinté de sarcasmes. La scène introductive le prend par surprise, Dick Hérisson enquêtant sur le lieu où a été retrouvé le cadavre : en pleine mer, comme s'il était possible de trouver des indices en pleine mer ! La suite s'avère tout aussi surprenante avec ce séjour sur une île, entre tigre et salle de cinéma privée. Il peut s'interroger un instant sur le degré de plausibilité du chant de la sirène, et se souvenir que le phonographe n'était pas encore très répandu, et accepter les interrogations du marin et d'Hérisson comme une forme de licence d'auteur. Le séjour sur l'île apporte lui aussi son lot de bizarreries, que ce soit l'excentrique chef d'orchestre à la retraite, ou la décoration de sa vaste demeure qui fait penser à un musée consacré à sa muse défunte. Tout du long du récit, Didier Savard s'amuse en jouant sur les caricatures de chinois, en péril jaune et Chine fantasmée, que ce soit avec les masques de théâtre grimaçants et indéchiffrables, ou avec le visage caricaturé apparaissant le temps d'un instant à la vitre du compartiment de train. La représentation étant tellement exagérée (jusqu'au parler avec des L à la place des R), il est impossible d'y voir une forme de racisme, plus une moquerie de stéréotypes culturels en vigueur au début du dix-neuvième siècle.


À nouveau tome, nouvelle enquête : les crimes sordides sont bien là, avec une épidémie de cadavres décapités. Le lecteur appréciera différemment l'enquête suivant s'il est familier de l'argument de l'opéra Turandot ou non. À l'évidence, Didier Savard le connait bien et s'amuse avec cette malédiction qui plane sur les représentations maudites, s'achevant avant la fin à cause d'un drame atroce. Du coup, il n'y a pas beaucoup d'enjeu dans le mystère de savoir qui est responsable, mais plus de savoir quelle raison motive une telle mise en scène, en se doutant bien qu'il y a une forme de folie à l'œuvre. Comme dans les tomes précédents, le lecteur retrouve une représentation assez particulière des personnages. Visuellement, le visage de Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu pourrait avoir leur place dans une bande dessinée relevant de la ligne claire, ce qui les rend éminemment sympathiques. Par contre, les autres personnages ont un visage plus marqué, en particulier les douairières empâtées et les vieux beaux mal entretenus. Il faut contempler les spectateurs de la représentation de Turandot dans la planche 39 pour voir des spécimens de l'humanité incarnant de vieux pervers impuissants jouissant de leur argent pour s'offrir un spectacle décadent.


Petit à petit, Didier Savard se lâche aussi dans les costumes. Il commence calmement avec un imperméable très neutre pour Hérisson, et une vareuse bleue par-dessus un pull à col roulé complétée par une casquette avec une ancre marine pour le marin. Avec l'apparition du premier chinois, l'artiste joue sur les costumes stéréotypés du chinois, de type longue tunique d'un autre âge. Il poursuit avec les riches costumes d'influence chinoise lors des différentes représentations de l'opéra Turandot, mais aussi les riches vêtements de luxe des vieux spectateurs, les tenues de soirée plus classiques d'Hérisson et Doutendieu ou encore les déguisements bigarrés des participants défilant pendant le carnaval de Nice. De ce point de vue, il s'agit d'une production qui a investi beaucoup d'argent dans les costumes. Les décors ont également bénéficié d'un budget pharaonique. Comme dans les tomes précédents, le lecteur est impressionné par le soin apporté à représenter les différents lieux, en particulier les bâtiments. L'artiste ne se contente pas de tracer rapidement une forme générique sur laquelle il calque deux ou trois caractéristiques pour lui donner du caractère. La demeure de Giuseppe Zitto impressionne avec son double escalier permettant d'accéder à la porte d'entrée, ses 2 étages, ses 2 tours avec un toit en pagode, ses persiennes, et la mousse qui commence à envahir la façade. Lors de la recherche de la source du chant féminin, le lecteur peut découvrir l'aménagement intérieur : les couloirs avec le carrelage, les arches, les décorations murales, le mobilier de la chambre d'Hérisson, l'équipement de la salle de projection privée.


Par la suite, le lecteur bénéficie également d'une planche (13) dans laquelle il peut détailler chaque élément du salon du pavillon de Doutendieu. L'arrivée en train à la gare de Nice est l'occasion d'admirer sa structure métallique de l'intérieur, puis sa façade, et après celle de l'opéra. La course-poursuite à l'intérieur de l'opéra se déroule pour partie dans les cintres qui sont représentés avec une minutie épatante. Le lecteur peut également admirer l'enfilade de façades depuis la promenade anglais, le port et ses pavés humides, et le magnifique opéra privé où se déroule la dernière représentation. Didier Savard réalise des scènes de foule touffue, avec une multitude de personnages différenciés pour le défilé du carnaval (planche 28), pour les flâneurs de la promenade des anglais (planche 31), pour la fuite du théâtre (planche 43). Le lecteur peut donc se projeter dans chaque endroit, regarder autour de lui pour admirer les bâtiments et les lieux, côtoyer des individus singuliers. L'attrait principal n'étant pas l'enquête policière, il ressent l'impression de se retrouver dans une farce macabre où se croisent des individus aux motivations glauques tout d'abord non explicitées, Hérisson et Doutendieu ressentant ce décalage entre la normalité d'individus sains de corps et d'esprit, et l'anormalité des individus dont ils perçoivent les conséquences de leurs actions. Il ressent que l'auteur s'amuse bien à installer ce malaise né du décalage, tout en facétie, que ce soit pour le chant des sirènes ou pour le sort de l'île qui évoque celui d'une autre île explorée par Tintin.


Avec ce troisième tome, les enquêtes de Dick Hérisson gagnent encore en saveur. Didier Savard continue son hommage à Harry Dickson, avec une série de meurtres horribles, un meurtrier un peu dérangé, tout en conservant le ton unique de la série, en la situant dans le sud de la France, avec deux héros très différents de ceux de Jean Ray. Au fur et à mesure, le lecteur absorbe la richesse des planches, entre ligne claire et touches grotesques discrètes, dans des environnements représentés avec un soin méticuleux.

Presence
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le 1 déc. 2019

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