À une époque pas si lointaine, l’armée et l’autorité en général constituaient les Grands Satans des penseurs et des artistes du moment. Car dans ces années post-68 où la tentative de révolution sociale aux nets accents libertaires, pour ne pas dire anarchistes s’était vue menée par une génération élevée à la baguette dans les années d’après-guerre, militaires et gouvernements restaient mal vus pour ce qu’on ne peut pas qualifier de mauvaises raisons. Responsables des guerres en général et d’une décolonisation catastrophique en particulier, ils ne méritaient non seulement aucune clémence mais de plus ils ne semblaient pas non plus regretter leurs erreurs passées. Fautifs de tout et exempts de remords, ils faisaient donc une cible de choix pour tous les bien-pensants de l’époque.


Or, en ce temps-là, la narration graphique occidentale cherchait à s’éloigner du modèle paternel des productions destinées à la jeunesse. Pour ce faire, elle tenta notamment de s’orienter vers des discours politiques peut-être pas tout à fait d’actualité mais du moins dans la mouvance des jours. Poursuivre un des combats de la dernière révolution sociale en date à avoir durablement marqué les esprits, même si on ne s’en rendrait compte que bien plus tard, permettait donc de se lancer dans un sujet de choix bien que somme toute assez attendu. Avec les dégâts du capitalisme et de la mondialisation encore à venir, peu d’autres options s’offraient aux auteurs (1). À l’inverse, le combat écologique semblait plus proche, plus palpable, plus réel, et non sans raison.


Voilà pourquoi des paysans isolés dans leur bourgade de province et non des anonymes perdus dans une foule urbaine servent de héros à ce récit. Bien que perdus eux aussi, ou du moins isolés, ce qui au fond revient au même, ces protagonistes pour le moins inhabituels nous charment d’emblée par leur simplicité et par leur attachement à cette terre dont ils dépendent – comme les autres d’ailleurs, sauf que ceux-là l’ont oublié. Loin des grands discours politiciens d’idéologues qui n’ont jamais mis les mains dans le cambouis ni même touché ou seulement senti du fumier, leurs préoccupations vont à leurs besoins quotidiens soudain menacés par des militaires non sans scrupules mais inconscients, ce qui là aussi revient à peu près au même.


L’humain se trouve donc au centre de ce récit-là, et en particulier l’humain authentique. Pas authentique au sens péjoratif du terme, celui dont on dit qu’il sent bon le terroir, mais celui qui représente des valeurs éternelles car fondatrices de la civilisation et sans lesquelles celle-ci ne peut espérer perdurer. Un humain qu’on oubliait déjà en ce temps-là, tant les phantasmes de technicité voilaient la face en faisant perdre de vue que l’Homme ne maîtrise rien et que la plus petite tentative d’aller contre l’ordre des choses – ici la mise au point d’une arme défiant la gravité – peut avoir les répercussions les plus graves. Un discours souvent ringardisé jusqu’au mépris dans les décennies suivantes mais auquel on a fini par revenir. Reste à espérer qu’il n’est pas trop tard. Pas tout à fait du moins…


Sur le plan artistique, on trouve un Enki Bilal qui ne débute plus mais sur lequel on sent encore l’influence de ses aînés, et en particulier celle de Philippe Druillet, surtout au niveau des cadrages des visages et peut-être même pour une certaine gestion de la lumière qui fait la part belle à des clair-obscurs très réussis dans nombre de vignettes. Je vous laisse le soin de découvrir les monstres. Les encrages ajoutent aux environnements cette patte depuis devenue caractéristique de l’artiste, qui donne aux décors cette authenticité des constructions d’antan et depuis ternies par les générations, voire les siècles. Enfin, les couleurs complimentent les traits à la perfection.


Que le lecteur ne se méprenne pas, toutefois, car en dépit de la description ici faite de ses thèmes et de sa facture, il y a bel et bien de l’espoir dans cette œuvre, comme en témoigne le ton résolument comique du récit qui le rapproche plus de la satire que de la tragédie. Après tout, ces oubliés sont appelés à devenir des légendes, et des légendes d’aujourd’hui.


(1) concernant la critique des dérives du capitalisme, et en particulier les constantes tentatives de prise du pouvoir des intérêts privés sur la démocratie, mieux vaut, pour cette époque du moins, se pencher sur les auteurs de science-fiction dans sa forme littéraire : on peut citer notamment Frank Herbert (1920-1986) et Philip K. Dick (1928-1982), voire John Brunner (1934-1995) dans une certaine mesure.


Notes :


La série des Légendes d’aujourd’hui comprend à ce jour trois volumes, par les mêmes auteurs : La Croisière des oubliés (1975), Le Vaisseau de pierre (1976) et La Ville qui n’existait pas (1977). Si chacun peut se lire indépendamment des deux autres, une intégrale est néanmoins disponible, publiée en 2002 puis rééditée en 2007.

LeDinoBleu
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le 1 févr. 2018

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