Le gekiga est un courant alternatif né dans les années 50 par trois jeunes auteurs qui souhaitent dessiner du manga différemment. Le but étant de proposer des histoires avec des thématiques adultes loin des récits enfantins de TEZUKA. L'un d'eux était Masahiko MATSUMOTO, auteur de ce recueil. Dans cette compilation datant du début des années 70 l'auteur approche de la quarantaine et sa reconnaissance en tant qu’auteur n'est plus à prouver.


À l’aide de 11 récits indépendants (répartis sur 17 histoires), le mangaka nous raconte des tranches de vie banales totalement indépendantes. Des scènes sans réelles importances apparentes mais fortement ancrées dans la mentalité japonaise de cette époque. La fille du bureau de tabac est une d’ailleurs le titre d’une de ces nouvelles.


Pour les non-initiés, il faut l'avouer qu'à la lecture de ce manga, rien n'est réellement passionnant. Les situations sont des plus simplistes, insipide, voire soporifique. Il ne semble pas y avoir de morale ou de but final et une fois arrivé à la moitié du volume on doute clairement de son intérêt, le graphisme n’aidant pas à contredire se ressentit. Pourtant l'auteur n'a pas acquis ses lettres de noblesse par miracle.


Le manga va nécessiter d'avoir un second niveau de lecture. Lors de cette analyse on réalise que de nombreux sujets sont récurrents et sont souvent réinterprétés dans chaque histoire. Chaque récit implique souvent des jeunes, âgés entre 20 et 30 ans, célibataire, cherchant sa moitié. Une jeunesse souvent insouciante de la vie ou ayant peur de s'engager.


Durant les onze récits de nombreuses situations seront présentées, échapper à un mariage arrangé, rester avec un homme par défaut, choisir son couple par rapport à l’amour ou l’argent, la peur d’avouer sa flamme, chercher une excuse pour revoir une personne, l’infidélité, l’alcoolisme, la cupidité, un couple qui bat de l’aile, un homme délaissé par sa femme pour un plus riche, un couple non marié qui n’arrive pas à avoir de logement, des personnages qui ne trouvent pas chaussure à leurs pieds, la recherche de l’Amour, une sexualité mal assumée ou encore de gens frustrés qui ont pourtant désirs simples.


Ces nombreux sujets dépeignent une réalité qui est encore très présente dans le Japon d’aujourd’hui. Cette société timide à tous les niveaux, où la rencontre homme-femme devient naturellement interdite et les mariages arrangés étant la solution de facilité. De là en découle des problèmes plus profonds avec ces couples qui se marient sans se connaitre, construis sur une base matérialiste, vivant ensemble sans amour.


L’engagement est un autre thème récurrent, perdre sa liberté et s’investir dans un couple. Devenir adulte et arrêter l’oisiveté, devoir assurer pour sa famille. Nos protagonistes sont souvent hésitants au moment de prendre une décision qui changeront leur vie.


Un autre point important, c’est la place de la femme dans ces histoires. Historiquement les femmes sont cantonnées à devenir des maîtresses de maison, dès qu’elles trouvent un mari, elles arrêtent immédiatement de travailler et d’avoir une carrière. Ce passage est une obligation à cette époque. Ici l’auteur introduit des femmes autonomes, intelligentes et faisant preuve d’initiative. Attention nous sommes loin d’un discours féministe, d’ailleurs l’une d’elle dira naturellement à son amies qu’une bonne correction de son mari lui fera du bien ! ou encore d’être heureuse d’avoir « la chance » d’être payée comme un homme.


Certaines situations sont symboliquement fortes, comme la prise de décision d’avorter, de choisir un homme par amour, prendre l’initiative de commencer une relation, surpasser ses complexes sur le sexe pour obtenir un travail bien payé, de ne pas avoir peur de braver l’interdit en voulant vivre en couple non marié, et ceux contrairement aux hommes qui resteront assez passifs de la situation, obéissant bêtement.

Tous ces actes, bien que banals aujourd’hui, sont des actions « héroïques » pour nos protagonistes « handicapés » par leur culture et la pression sociale du « on dit ».


L’oeuvre se révèle au final bien plus profonde qu’elle n’y paraît malgré ces scénettes banales qui ne sont pas dénuées d’intérêt. Le ton se veut insouciant avec un humour léger à la japonaise dans ce Japon en plein bouleversement économique. Au final c’est une véritable fenêtre ouverte sur cette époque qui pourra intéresser les lecteurs français curieux de l'ambiance et la mentalité des années 60.


Dessin :
Le dessin n’est pas le point fort de ce manga. Les décors et paysages restent plutôt de bonne factures avec des lieux parfaitement reconnaissables, mais l’ensemble manque de détails et donne une impression de vide. Concernant les personnages ils sont représentés avec une tête proportionnellement énorme et un visage à la fois simple et non réaliste. De plus tous les protagonistes sont presque identiques alors que ce sont des histoires indépendantes. Cela biaise la compréhension du lecteur la première fois, cela obligera le lecteur à vérifier les noms des personnages pour comprendre ce détail. Nous pouvons dire que Matsumoto a clairement son style, reconnaissable mais très voire trop particulier.


Édition :
Les Éditions Cambourakis signent une édition d’excellente facture. Le manga est en grand format (env 17x24 cm), avec une jaquette amovible et un papier blanc épais. L’ensemble est cohérent et en fait un bel objet, bien que la couverture non plastifiée soit assez fragile. Concernant l’adaptation, le texte est écrit en minuscule contrairement à ce que l’on trouve sur le marché. Les onomatopées originales sont présentes et les traductions hors des cases ont parfois un emplacement pas très judicieux. Un lexique sur les chansons ou célébrités de l’époque est présent. Toutefois aucun dossier de compréhension ou de remise en contexte, c’est fortement dommage pour le lecture non initié. D’ailleurs la description sur le site de l’éditeur est plus détaillée que sur le résumé de quatrième de couverture…
À noter que le manga a été traduit et publié par le concours du Centre National du Livre.


Conclusion :
Ce manga est un véritable « instantané » sur la relation entre personnes et l’engagement que cela engendre dans ce japon des années 70 en pleine mutation. Cette oeuvre sera appréciée par des lecteurs cherchant à approfondir la culture sociale de cette époque.

darkjuju
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le 4 déc. 2020

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