Ce tome fait suite à Le Lama Blanc -Tome 6 - Triangle d'eau, triangle de feu (1993) qu'il vaut mieux avoir lu avant. C'est le premier tome d'une trilogie qui constitue une seconde saison pour la série. La parution initiale de celui-ci date de 2014. Il comporte 54 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs avec l'aide de Pia pour ces dernières.


En 1950, sous prétexte que des agents étrangers complotaient contre la République Populaire de Chine, Mao Tsé-Toung envoie 80.000 soldats envahir le Tibet. Les chars chinois avancent sur la neige, le drapeau flottant au-dessus de la tourelle. Les camions à plateau portent un immense portrait de Mao, encadré de rouge, avec les drapeaux chinois flottant de part et d'autre. Le général Loa voyage à l'arrière d'une voiture avec chauffeur, avec une soldate assise à sa gauche et une à sa droite : Shing-Den et une autre. Il ne voit pas trop quelle révolution culturelle il y va mener dans ces contrées peuplées de lamas impuissants, mais il compte bien détruire l'ancien monde, et en profiter pour s'en mettre plein les poches. Le convoi arrive face à une armée tibétaine et il s'arrête. Le général Lao descend de voiture et avance vers les tibétains pour s'adresser à eux : il énonce son nom et expose l'évidence. Deux mille Tibétains armés de vieux fusil ne sauraient vaincre quatre-vingt mille soldats communistes armés de Mitrailleuses et de chars d'assaut ! La discipline du parti impose à la minorité de se soumettre à la majorité ! En face le général Densen Galpo répond : Une multitude de soldats, de chars, et des mitrailleuses ne sauraient vaincre leurs déesses et leur magie.


Le général Densen Galpo fait avancer trois groupes d'hommes qui portent chacun une plateforme en bois sur laquelle se tient une déesse : Tara bleu sur l'une, Tara verte sur l'autre, et enfin la Tara jaune sur une troisième, des femmes en tenue de cérémonie à l'effigie de la déesse. Ces Taras vont les protéger, dévorer leurs ennemis, exterminer ces rouges impies. Le général Lao ordonne aux tanks de faire feu. Les trois Tara volent en éclat. Galpo clame que Tara est immortelle, qu'aucun envahisseur ne peut la vaincre. Il ordonne à ses hommes de charger sur l'envahisseur. Les communistes font feu : c'est un carnage. L'armée chinoise reprend son chemin. Le soir, elle établit son campement, et le général Lao fête la victoire avec une table bien fournie, et en passant la nuit avec les deux soldates. À Lhassa, un Lung-gom-Pa, un chaman messager, arrive épuisé, après avoir couru plus de cent kilomètres sans s'arrêter. Il apporte une terrible nouvelle : les Chinois envahissent le Tibet. Dans l'enceinte de l'église anglicane, monsieur Donovan donne un cours d'anglais aux petits tibétains. Une fois la classe terminée, il se rend dans la maison du pasteur pour déguster le repas préparé par Samy : des perdrix bien cuisinées, afin qu'elles n'aient pas donné leur vie en vain.


Le premier cycle s'achevait avec Gabriel Marpa, le lama blanc annonçant des bouleversements destructeurs. Ce deuxième cycle commence cinq plus tard avec l'invasion du Tibet par la Chine. Le scénariste prend le temps d'installer sa nouvelle histoire : Gabriel Marpa, le lama blanc, n'apparaît qu'à la planche 35. Il vaut mieux que le lecteur ait lu le premier cycle pour comprendre qui sont les personnages, car l'auteur ne les présente pas à nouveau. C'est ainsi que le lecteur retrouve les quatre moines Tzu, Dondup, Topden et Tsöndu, le pasteur William, miss Léna, et le chat Lin-Fa. Chacun d'entre eux a continué sa vie sur sa lancée, sans qu'il soit besoin de détailler ce qu'ils ont fait pendant les années qui se sont écoulées. C'est un vrai plaisir que de retrouver Lin-Fa et ses remarques critiques. Les retrouvailles avec le pasteur William sont placées sous le signe de l'ambivalence : la démarche coloniale à l'œuvre avec les cours de la mission qui apprennent aux enfants tibétains à devenir de bons petits sujets de l'empire britannique, mais il sera lui aussi victime de l'oppression de l'envahisseur chinois. C'est encore plus déchirant pour la pauvre miss Léna, une femme en surpoids d'une cinquantaine d'années, perpétuant la culture anglaise sans avoir l'idée de la remettre en question et soumise à la torture.


Les deux auteurs ne font pas les choses à moitié pour montrer la violence de l'invasion, la révolution culturelle nécessitant de terroriser les peuplades en place. Le récit est à charge contre les communistes du début à la fin. Le lecteur retrouve la narration visuelle de Georges Bess, en apparence très réaliste. En prenant le temps et en y prêtant attention, il peut, s'il le souhaite, remarquer que les visages des personnages peuvent présenter des traits un peu trop marqués, qu'une posture peut être dramatisée de temps à autre, que certains éléments du décor sont représentés plutôt dans un registre impressionniste que descriptif ou photographique, que l'usage des couleurs verse lui aussi de temps à autre dans un registre expressionniste plutôt que naturaliste. Pour autant, la narration visuelle donne une impression de réalité concrète et normale. Le choc n'en est que plus violent en voyant les exactions des militaires chinois. Cela commence pourtant doucement avec les trois déesses qui volent en éclat avec l'explosion d'un obus. De même, le lecteur peut ne pas être trop impressionné par les cadavres tibétains jonchant le sol du champ du bataille car le dessinateur les a noyés dans une couleur marron déclinée en nuances, sans attirer l'attention sur les blessures. En revanche, il assiste à un double viol en bande, sans voyeurisme, sans que les deux nonnes n'adoptent un comportement de victime, pourtant insoutenables du fait du comportement immonde du violeur et de la passivité des autres soldats, ne faisant montre d'aucune émotion. Plusieurs pages plus loin, miss Léna subit le même sort avec des violences en plus, hors case, mais le lecteur se souvient des planches précédentes et il est horrifié par l'état dans lequel elle revient dans sa cellule, même s'il n'a en fait pas assisté à la scène du viol. De ce point de vue, il y a une condamnation sans appel de l'invasion chinoise. Avec un peu de recul, cette condamnation s'applique à n'importe quelle force d'invasion quelle qu'en soit la nationalité, et ne constitue pas une attaque uniquement contre les Chinois.


L'auteur introduit de nouveaux personnages comme le général Lao et ses deux aides militaires, les deux nonnes Setsun Lochen & Dungri. Il ouvre ainsi le récit de ce second cycle. Il ne se limite pas non plus à aux forces armées chinoises, puisque le lecteur a la surprise de découvrir un petit groupe d'individus en gabardine en cuir portant un brassard rouge avec une croix gammée dans les planches 26 & 27. Il se demande ce qu'il en est puisqu'il est précisé sur la première page que l'action se situe en 1950. À partir de la planche 24, l'intrigue se focalise d'un côté sur le devenir des deux nonnes dont la route croise celle d'un personnage récurrent de la première saison, et de l'autre côté sur la quête des quatre moines allant à la recherche de leur lama pour lui demander son aide. Ce fil narratif rassure le lecteur qui obtient ainsi l'assurance et la confirmation qu'il sera bien question de l'avenir du lama blanc, de sa légende même à en croire le titre. C'est l'occasion de cheminer avec les moines en pleine montagne sur des sentiers escarpés, sous la neige, de trouver refuge dans des cavernes, de sentir son pied déraper sur un caillou de découvrir un petit temple juché au sommet d'une montagne, de redescendre dans la vallée. Le dessinateur se montre extraordinaire pour décrire ces environnements, l'aridité du paysage rocheux, le contraste avec quelques zones arborées. Le lecteur peut retrouver les sensations de la montagne dans ce qu'elle a de plus majestueuse et de plus désolée et imposante.


Comme dans la première saison, les deux créateurs mettent en scène la culture tibétaine, au travers des constructions, des décorations, des paysages, des tenues vestimentaires, sans attirer l'attention dessus, des informations visuelles en toile de fond. La religion est également au cœur du récit. Comme précédemment, il ne s'agit pas de décrire les pratiques du culte, encore moins de développer le crédo ou de faire du prosélytisme. Le bouddhisme est présent au travers des lamaseries, des nonnes, des moines et du lama. En termes de foi, il y a le détachement dont Jetsun parvient à faire preuve, le refus de consommer de la viande (ce qui renvoie à un passage où Gabriel Marpa refusait de manger de la viande, un écho évoquant la répétition d'un cycle), l'intime conviction des quatre moines que le lama dispose de capacités lui permettant de venir en aide à son pays, la mise à l'épreuve de l'esprit, l'évocation des cinq cercles de la conscience ordinaire (celui de l'esprit, celui de la parole, celui des sentiments, celui des désirs, celui des besoins du corps), et la réincarnation. Sur le plan visuel, les auteurs montrent des phénomènes spirituels sans donner d'explication : l'aura de la nonne Jetsun qui est perçue par ses agresseurs, la réalisation d'un mandala de poudres, l'apparition d'un puissant gardien de la brume à l'allure démoniaque pour défendre l'accès au temple d'or, et un phénomène de décorporation avec corps astral. À nouveau, il s'agit de prendre pour argent comptant ces phénomènes montrés comme étant surnaturels.


Ainsi donc surviennent les premiers malheurs prophétisés par Gabriel Marpa : les forces armées chinoises envahissent le Tibet en massacrant les populations. La narration visuelle est toujours aussi convaincante, intemporelle, dépaysante, enchanteresse et d'une grande justesse dans les drames et la violence insoutenable. Alejandro Jodorowsky entraîne le lecteur dans un nouveau cycle : s'il a lu le précédent, il accorde toute sa confiance aux auteurs, sinon il s'interroge sur les choix parfois curieux, en particulier en ce qui concerne l'absence de profondeur dans l'évocation de la religion bouddhique et la présence de nazis. Dans les deux cas, il est vite subjugué par cette aventure qui mêle dépaysement, guerre, violence, résilience, courage, spiritualité.

Presence
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le 12 juin 2022

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