[NO SPOIL] Un des meilleurs trucs de la décennie

Le Couvent des Damnés est un manga seinen de Minoru Takeyoshi pré-publié entre 2015 et 2018, compilé en un total de 6 volumes et édité en France par Glénat. Accessoirement, c'est la première œuvre de l'auteure à être éditée. Dès sa sortie, la série rencontre un succès commercial et critique non négligeables, et on va essayer ici de comprendre pourquoi. Mais avant tout, synopsis ft.Wikipedia.

« Nous sommes en pleine inquisition, au xvie siècle dans le Saint Empire Romain-Germanique. Les femmes guérisseuses sont particulièrement traquées afin d'être jugées et condamnées pour sorcellerie. C'est ainsi que la mère adoptive de Ella va finir ses jours. La jeune fille est alors envoyée dans le Couvent du Partage des Eaux, un établissement se chargeant de la rééducation des filles de sorcières. Or, le couvent est dirigé par Eldegard, la personne qui a fait condamner la mère d'Ella. Celle-ci est bien déterminée à se venger un jour, mais le pourra-t-elle seulement dans ce lieu où s'applique une discipline aussi stricte, voire cruelle ? ».

Alors, pourquoi Le Couvent des Damnés c'est si bien ?

Premièrement, l'histoire est sacrément bien foutue. Alors qu'on pourrait s'attendre à limite un slice of life dans un milieu religieux au rythme calme et posé, tu comprends rapidement que c'est pas trop le délire de l'auteure.

Le Couvent des Damnés, c'est un danger de mort qui te guette h24, des péripéties aux enjeux vitaux à chaque page, une tension constante sur l'ensemble des chapitres.

Sur les 3 ans que passe Ella au couvent, tu peux t'imaginer sans trop de difficulté l'enfer de chaque jour. Parce que oui, Ella vit dans un putain d'enfer carcéral. Je ne veux spoiler que le minimum nécessaire, mais si ton image du couvent c'est des bonnes sœurs dont la seule contrainte est de prier toutes les 3 heures, déjà t'es sacrément con, et ensuite prépare-toi à déchanter.
Ella est vraiment dans une lutte pour sa survie. Et pour ne rien arranger, cette lutte est servie avec un traitement on ne peut plus réaliste, rendant la chose palpable au possible. Un exemple parmi d'autres, le groupe de résistantes qu'a formé Ella doit assurer ses propres repas, puisque ceux du couvent sont drogués. Eh bien, sur les 6 tomes, on voit l'évolution de l'alimentation, des techniques de chasse et de la cuisine avec les progrès du groupe. C'est un peu comme tes games de Minecraft : t'es à poil dans la forêt, mais ton objectif c'est d'ouvrir un resto 5 étoiles. Sauf qu'Ella, au lieu de couper du bois pendant 5 heures pour faire des structures en forme de bite et finalement ragequit le jeu pour ne plus jamais le relancer, elle atteint son objectif. Parce qu'Ella a des couilles. Pas toi.

Mais ce n'est pas tout. En plus de nous montrer comment ça douille au couvent, le récit trouve bon de changer régulièrement de point de vue.
Ainsi, on nous fait découvrir dans un même temps le monde extérieur, avec des cadres comme le Vatican, des cités italiennes/germanique, voire même (sur la toute fin du manga) la Turquie et le Nouveau Monde.
Un aspect différent de l'intrigue est bien sûr développé, dès lors qu'on ne s'intéresse plus à la survie du groupe d'Ella. On assiste à l'expansion progressive de l'Ordre religieux responsable du couvent dans le monde extérieur, et encore une fois c'est absolument passionnant pour peu que vous aimiez les intrigues et complots politiques. C'est très bien vu de la part de l'auteure d'avoir pensé à faire ces parties, puisqu'elles permettent de diversifier les échelles et les enjeux. Car certes, si l'on ne s'ennuie pas en suivant le groupe d'Ella, le changement régulier de point de vue rend la narration d'autant plus captivante, et le récit d'autant plus complet.

Voilà pour ce qui est de l'histoire. Mais vous vous en doutez, ce n'est pas là le seul point fort de la série. De ce fait, parlons des thèmes abordés

Je pense que, plus que de vengeance, Le Couvent des Damnés élargit sa réflexion à trois autres domaines.

Premièrement, celui de la religion. Il est abordé avec un point de vue nettement anticlérical, présentant cette dernière comme ciment d'une société injuste et immuable car ayant le pouvoir d'aveugler quiconque et de le remplir d'ignorance (je ne vois pas quel rapprochement je pourrai faire avec l'actualité :)).
C'est un point de vue que je rejoins tout à fait, mais, pour être impartial, il n'est pas vraiment développé.
Toutefois, si le schéma narratif amène à considérer cette thèse comme étant juste, puisque c'est plus ou moins ce que défend le groupe du protagoniste, l'ambiguïté morale des personnages peut faire douter. Désolé pour le flou, mais encore une fois no spoil.
Retenons donc tout de même une phrase d'Edelgard : « Les gens ne peuvent pas changer d'eux-mêmes. Seul le concept d'une autorité suprême et omnipotente en a le pouvoir. »
Si, globalement, la religion est ici montrée du doigt comme étant un fléau, le manga laisse le choix au lecteur d'interpréter comme il l'entend les évènements. Est-ce le rêve d'Edelgard qui est erroné, ou simplement sa façon de le concrétiser ? Le manga ne répond pas vraiment à cette question, et c'est tant mieux, car personnellement elle m'a bien fait cogiter.

Autre problème au centre de l'oeuvre, celui de la société Orwellienne.
Pour résumer très simplement, disons qu'une société Orwellienne est une dictature surveillant tout, particulièrement l'accès au savoir car considéré comme dangereux pour le système. Et c'est ici tout à fait retranscrit sous de multiples aspects:

-Le savoir est considéré comme une arme. A plusieurs reprises, Ella ou les autorités du couvent se servent de la science pour parvenir à leur fin. Par exemple, Ella va frapper une de ses consœurs qui embêtait son crew en faisant croire qu'une araignée venimeuse était dans ses cheveux, alors qu'elle l'a ramassée par terre et qu'elle aussi dangereuse que toi.
-Une haute autorité contrôle le savoir. C'est d'ailleurs une des fonctions principale du couvent, comme en témoigne Edelgard : « Le fruit de la connaissance perd les Hommes. Cependant,entre de bonnes mains... entre les nôtres... il les enrichit. »
-L'ignorance est utilisée pour aveugler. En effet, le couvent fait croire à des miracles pour garder les gens sous la chape du catholicisme, citons une nouvelle fois cette grosse pute d'Edelgard : « Si nous nous assurons la mainmise sur le savoir et en présentons les fruits aux gens comme une grâce divine, tant que ces derniers resterons ignorants, nos dons leur apparaîtront miraculeux. »
-Un culte de la personnalité autours de la personne d'Edelgard est mis en place. Un exemple parmi beaucoup de subtils détails, tome 6, un random catholique déclare : « Au bout du compte, elles n'ont pas remis leur vie entre les mains de Dieu, mais entre celles de leur révérende. »

Un dernier thème que j'aimerai aborder est celui de l'Humanisme. Plus ou moins relié avec ce que je viens d'énoncer sur la société Orwellienne, il n'en reste pas moins présent et facilement décelable. Et oui, je vais réutiliser l'astuce des tirets pour juste lister des caractéristiques, parce que je viens de me rendre compte que c'est peut-être plus clair et surtout beaucoup moins chiant à rédiger. Donc, sans transiti

-L'hygiène possède une place importante : le lavement des pieds n'est pas là que pour la symbolique christique, les repas sont sains (on notera entres autres la présence de « pain blanc », sans ergot de seigle)
-On observe un retour aux sources anciennes (ça cite Pline l'ancien, et on retrouve cela avec l'opposition catholiques/protestants sur la Bible, mais je vais pas te faire un cours de religion donc va niquer ta mère si tu connais pas la différence entre les deux)
-Également, il y a place primordiale accordée au savoir et à la réflexion
-On voit des avancées dans la médecine et la technique, concernant par exemple la transfusion sanguine
-Il y a une réflexion assez intéressante sur la technique : à chaque « invention » est associée un effet positif ET négatif (par exemple, la chaux : elle nourrit les protagonistes mais sert à tuer des innocents)
-On voit toute une revalorisation de l'Art avec les diverses personnages, particulièrement en ce qui concerne la sculpture et la musique
-L'Homme est extrêment valorisé sous de multiples aspects
-Il est actif, ne subit pas son destin (tome 6, Ella : « Si la vengeance consiste à rendre les coups qu'on a reçu... alors ceci n'est pas une vengeance. Prépare-toi , Edelgard, tu vas subir ma propre violence administrée de ma propre volonté ! »)
-Mise en avant des individualités. Le Character Design ne permet de remarquer que ceux qui s'affirment, et on voit régulièrement des critiques du mimétisme.
-La place des sentiments est primordiale (la vengeance, le désespoir, la joie ou la volonté...)
-Le fait que le récit adopte 2 points de vue renforce aussi cela : on met sur le même plan le groupe et l'individu. Le dénouement aurait même tendance à placer l'individu au-dessus en terme d'action, car l'individu a agit là où le groupe était paralysé, sans vouloir spoiler.
-La synthèse de tout cela serait une ébauche d'existentialisme : « L'espoir ne peut jamais naître que de nos mains. », ou encore : « Si quelque chose en ce monde est capable de défier toutes les lois de la nature, il ne peut s'agir que de la volonté humaine. ». Enfin bon, c'est pas comme si vous saviez ce qu'est l'existentialisme, alors je vais rapidement zapper ça.
Qu'est-ce que ça fait du bien d'être un connard élitiste.

Bref, Le Couvent des Damnés aborde des thèmes très intéressants sans toutefois être superficiel. Il se permet même quelques écarts à ce que j'ai listé plus haut, notamment concernant la contingence des choses (« Les étoiles n'éclairent rien de leur lueur pâle. Elles sont là, c'est tout. »), mais honnêtement, je n'ai ni la foi (LOL TA COMPRI) ni les connaissances de pousser l'analyse plus loin. Retenez juste que niveau thème, ça claque.

Cependant, là où pour moi Le Couvent des Damnés tape vraiment fort, c'est dans la cohérence entre ces thèmes et le cadrage historique du récit.
En effet, rappelons que nous sommes au XVIème siècle en Europe. On peut donc discerner deux éléments distincts renforçant les messages de l’œuvre.

Le premier est les guerres de religion, qui appuie évidemment la réflexion sur... bah... la religion C'EST BIEN BILLY TU SUIS. En nous plongeant dans les troubles de l'époque, on nous donne à voir ces guerres avec notre point de vue actuel, avec tous les reproches un peu faciles que l'on peut formuler vis-à-vis de ces conflits, mais on va aussi plus loin que ça. L'auteure place une critique de la religion dans une époque où la critique de la religion était au centre de tout. Je trouve ça énorme.
L'autre élément qui sert de béquille aux messages de l’œuvre est l'Humanisme. On en a déjà parlé tout à l'heure, si tant est que qui que ce soit ait lu ce pavé jusque là. J'avais dit que l'Humanisme était un thème, car effectivement, c'est un mouvement philosophique. Toutefois, il est bon de rappeler qu'il s'est développé justement au XVIème siècle en Europe. En gros, Minoru Takeyoshi aborde le thème de l'Humanisme autant en filigrane avec le fond de son récit que de manière frontale avec son cadre. Et ça aussi, je trouve ça balèze.

Pour conclure là-dessus, j'ajouterai que les détails accordés au contexte historique sont très précis et nombreux. D'ailleurs, dès le premier chapitre on pose le point de vue du lecteur comme celui d'un historien. Mais vous verrez bien.

Voilà pour ce qui m'a impressionné dans cette œuvre.

Pour être un peu plus partial, je passerai rapidement sur les dessins un peu fades par moment (même si ça sait envoyer du steak quand il faut), et je retiendrait comme petit point noir de la série les personnages un peu archétypaux.
Malgré tout, ce léger défaut ne gâte pas l’œuvre, et évite même de la complexifier plus qu'il ne faut. D'autant que c'est loin d'être la catastrophe, Ella et Edelgard tiennent tout de même très bien leur rôle de pilier du récit. Mention spéciale à l'inquisiteur Wilke, ça c'est le genre de fdp que j'aimerai voir plus souvent dans ce que je lis. Et comme j'ai pas réussi à la caler avant, voilà ma citation préférée de lui : « Hisser les gens hors du gouffre de la solitude, une seule chose en est capable : l'adoration. Dans ce monde, il existe des amours non partagés, des efforts non récompensés ; mais pas d'adoration non satisfaite. ».
Bref, pas ouf ouf niveau personnages, mais faut pas non plus cracher dans la soupe. Puis c'est pas comme si des mecs qui considèrent que MHA best anime 2018 en ont quelque chose à foutre d'avoir des personnages intéressant.

Désolé ça m'a échappé.

Bande de connard

En bref, Le Couvent des Damnés, je dis oui. C'est pour moi l'une des meilleures séries parue en France ces 5, voire 10 dernières années. C'est court mais complet, mérite amplement son petit succès critique, et semble n'augurer que du bon pour la suite de la carrière de l'auteure.

Sur ce, je coupe court à ce pavé, et vous dis à bientôt pour un nouveau truc que personne ne lira.

Ein Volk, ein Reich, ein Spinher.

HansSpinher
8
Écrit par

Créée

le 15 févr. 2019

Critique lue 776 fois

Hans Spinher

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