Rien ne sert de rêver, il faut dormir à poings (fermés)

Attention au décollage, car dans ce sixième épisode des aventures de Julius Corentin Acquefacques prisonnier des rêves, Marc-Antoine Mathieu propose quelque chose qu’il faut aborder comme un train déjà en marche. Encore un album absolument inclassable. D’ailleurs, les professionnels doivent s’arracher les cheveux quand il s’agit de le ranger en rayons, car sa tranche est d’un blanc immaculé, sans la moindre indication.


Tout ceci est voulu et calculé, car dans cet album, rien n’est laissé au hasard. En l’intitulant Le décalage le dessinateur fait encore le choix de l’absurde, en présentant sur la première de couverture, la page 7 (remarque au passage, cette fois les planches ne sont pas numérotées). On pourrait donc dire qu’on n’est pas au début de l’histoire. Mais la lecture de l’album montre que celui-ci est néanmoins prévu pour être lu normalement. Au final, le lecteur comprendra, abasourdi, qu’il est également tout à fait envisageable de lire cette BD en suivant la pagination normale.


A vrai dire, JC occupe une position particulière dans cet album, puisqu’il est en décalage avec l’action, centrée sur les recherches de son voisin Hilarion Ozéclat surpris de ne pas le trouver dans son appartement minuscule. Hilarion sait que JC rêve très fort et qu’il a un colocataire qui occupe un des rares espaces disponibles pour dormir debout ( ! ) C’est l’histoire présentée ici qui est à dormir debout. Hilarion Ozéclat et les frères Dalenvert à la recherche de JC débouchent sur un grand vide qui n’est autre que le rien. Un pied de nez à ceux qui affirment que toutes les histoires ont été racontées. Marc-Antoine Mathieu reconnaît que l’existence est absurde. Il en joue avec une grande logique, celle des mots. Le rien ? Il est vide. Quelque chose qu’on devrait pouvoir occuper facilement, avec un rien... Mathieu se montre provocateur, car il multiplie les bons mots à partir de cette situation. Certes, tout cela se tient parfaitement (et de façon vertigineuse, comme d’habitude), mais à force de présenter des personnages qui cherchent désespérément quelque chose à quoi se raccrocher pour s’occuper (comme dans la vie), Marc-Antoine Mathieu donne alors la regrettable impression de se moquer de son lecteur (cases noires, personnages qui ironisent sur le fait qu’il ne se passe strictement rien dans quelque chose qui ressemble à un vide intersidéral). Des prouesses techniques et intellectuelles soulignées par un flot de bons mots, mais des moments de flottement qui sonnent (volontairement) un peu creux. Intellectuellement, il y a de quoi être ébloui par l’audace des partis-pris, mais une fois l’album refermé, force est de constater qu’il n’y avait pas grand-chose à se mettre sous la dent en termes d’histoire.


De grands moments en termes de narration façon neuvième art. D’abord, le dessinateur s’amuse à nouveau avec cette notion de temps qui passe. JC est en décalage temporel, car il s’est installé sur un lit lui valant de dépasser le mur du temps. Résultat, le voilà simple spectateur de ce qui le concerne. D’ailleurs, cette fois, les personnages qu’il observe ont conscience d’être des personnages. Mieux, ils se demandent quelles vont bien pouvoir être les prochaines péripéties, comme s’ils étaient eux-mêmes des spectateurs. Occasion pour l’auteur de rappeler son obsession pour la position du dessinateur par rapport à ses personnages. Et comme il a sa vue d’ensemble avant de s’atteler au travail, il remet JC dans le bon tempo par une astuce scénaristique totalement inédite (rassurez-vous, l’exemplaire que vous trouverez n’a pas été vandalisé) et il laisse entendre que ce sont les personnages eux-mêmes qui ont arraché plusieurs pages !


Le récit est alors « recalé » et ceux qui le cherchaient tombent sur JC. Ce qui n’empêche par l’auteur d’aller au bout de son choix narratif en intégrant les allées et venues de ses personnages là où les pages de garde de l’album se retrouvent. Et comme Marc-Antoine Mathieu a de la suite dans les idées, il réussit donc à montrer comment JC est alors propulsé dans une nouvelle péripétie qui l’amène dans un autre rêve, celui dont on a eu un aperçu sur la première de couverture. L’album n’a donc pas vraiment de fin, il peut se lire en boucle.


Intellectuellement, Marc-Antoine Mathieu est toujours au top (ses références : Winsor McKay, Fred, Moebius, Francis Masse, Boris Vian, Mikhaïl Boulgakov et Chawki Abdelamir). Parmi les détails subtils à observer, si les planches ne sont pas numérotées, les numéros de pages subissent un décalage comme si un défaut d’imprimerie (inclinaison de plus en plus accentuée) apparaissait à partir du numéro 51. Il faut attendre un début de chapitre intitulé « La casse » (comme les casiers contenant les caractères métalliques dans les anciennes imprimeries), pour que tout (apparemment) rentre dans l’ordre, avec la page portant le numéro 2.


Le dessin en noir et blanc est toujours aussi élégant. Soucieux du détail qui sonne juste, Marc-Antoine Mathieu utilise un gris ombré pour suggérer le décalage subi par JC. Un album très particulier qui constitue une nouvelle variation dans l’art de la narration que l’auteur explore avec une rare intelligence dans cette série. Même si il faut bien s’accrocher pour le suivre dans son délire organisé, rien que pour son inventivité cet album mérite la découverte (sans attendre, sinon gare au décalage…)

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le 2 sept. 2014

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Electron

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