Avec cet album (1972), Franquin est à son sommet en ce qui concerne Gaston Lagaffe. C’est le numéro 10 dans un décompte difficile à expliquer, puisqu’à l’époque il n’existait ni n°5 ni n°0. La série a été publiée plusieurs fois, ce qui est compréhensible vu sa qualité et son succès. Or, à ses débuts, les gags ne faisaient qu’une demi-planche voire moins. La première série avait donc débuté avec des albums au format réduit de moitié par rapport à ceux qu’on trouve désormais dans le commerce. Et puis, progressivement, Franquin a gagné en espace et a proposé des gags en une planche. Étant donné qu’il y avait eu 5 petits albums, la première série au format actuel a commencé par le n°6 avec des gags en une planche mais parus en deux parties (voir la numérotation en A et B) pour compléter les R1, R2, R3 et R4 compilant tant bien que mal ce qui était déjà paru en petit format (avec pas mal de texte pour utiliser, plutôt bien, la place disponible). La question du n°5 devient une sorte de mythe puisque aussi bien Gaston que Franquin et les éditions Dupuis martelaient qu’il n’y avait pas, qu’il n’y avait jamais eu et qu’il n’y aurait jamais d’album numéroté 5… jusqu’à la parution du R5 disponible aujourd’hui un peu partout. Tout cela pour dire que la série a beaucoup évolué depuis son origine avec un héros sans emploi débarquant à l’improviste dans les pages du journal Spirou. Depuis, Gaston a trouvé un nom (Lagaffe le bien nommé), un emploi (garçon de bureau), des amis (Bertrand Labévue, Jules-de-chez-Smith-en-face et quelques autres), des collègues (Fantasio d’abord, Prunelle son supérieur hiérarchique, Lebrac le dessinateur, M’oiselle Jeanne la secrétaire, Boulier le comptable et quelques autres), des têtes de turc (Demaesmaker, Longtarin) et quelques spécialités (comment passer le temps dans un bureau si possible sans rien produire d’utile, la cuisine, le bricolage et une insatiable curiosité scientifique), sans oublier Ducran et Lapoigne qui occupent les bureaux de l’immeuble à côté de la rédaction du journal Spirou. Tout ce petit monde tourne autour de monsieur Dupuis des éditions du même nom. On ne le voit jamais, mais c’est un personnage réel qui a largement contribué à l’état d’esprit de la maison puisqu’il a engagé ceux qui lui convenaient (exemple avec Maurice Tillieux qui n’y est arrivé que tardivement pour la série Gil Jourdan), avec des consignes précises. N’oublions pas qu’aux débuts de la série, la bande dessinée restait encore un peu à la marge (l’expression 9ème art date de 1964).


Héritier de l’ère préhistorique de la BD, Franquin a fait évoluer son travail en contribuant largement à faire respecter la BD de manière générale. Gaston Lagaffe est quand même un cas remarquable de série ayant marqué les esprits avec des gags en une planche (voire moins et jamais plus que 2). A ses débuts, l’esprit y était mais beaucoup d’éléments sont venus s’ajouter au fur et à mesure. Dans cet album, le dessin est d’une grande sureté. Si Fantasio n’apparaît pas, tous les autres personnages sont présents. Les situations récurrentes font l’objet de nouveaux gags et Franquin est déchainé comme jamais pour imaginer des situations délirantes.


Revenons maintenant sur ce qui fait la force de cette série. Car, il faut bien le dire, pour les lecteurs francophones qui ne connaissent quasiment rien à la BD, rares sont ceux qui ne connaissent pas au moins un peu Gaston Lagaffe. Ce qui n’est pas ici un signe de populisme mais de génie unanimement reconnu. D’abord, les personnages sont si bien campés qu’on peut découvrir et apprécier la série en ouvrant n’importe quel album au hasard. La rédaction de Spirou est décrite comme un microcosme qui ressemble certainement à de nombreux microcosmes réels de la vie au travail (pas seulement dans des bureaux). Il faut dire que Franquin sait accrocher son lecteur en une seule planche car il maîtrise comme personne le langage propre à la BD. C’est très naturellement que le regard du lecteur va de case en case jusqu’à la chute souvent irrésistible. Franquin se montre bien-sûr le roi des jeux de mots adaptés à la situation. A mon avis il est également l’un des tout meilleurs pour rendre le mouvement. Il n’hésite jamais à exagérer les gestes (exemple avec les attitudes de Lebrac après avoir goûté la sauce aux piments rouges de Gaston), pour que le lecteur vive la situation (on est au-delà du simple ressenti). C’est très théâtral, mais cela fonctionne incroyablement bien. Dans le même ordre d’idées, il use et abuse de l’exagération dans les réactions des personnages qui subissent les gaffes de Gaston, voir tous ces sauts et bonds divers et ces visages rougis par la colère, l’exaspération. D’ailleurs Franquin adore la couleur puisqu’il illustre (à merveille) les expressions « vert de peur », « trouille bleue », etc. Et puis, il connaît parfaitement les effets qui font mouche, avec des expressions caractéristiques qui sont devenues emblématiques (m’enfin, rogntudju) et le jeu sur le lettrage (taille des caractères pour souligner le ton qui monte), voire des bruitages à l’apparence incontrôlable (exemple avec le réveil de la première planche de cet album). Gaston est un ami des animaux, puisqu’il entretient et héberge un chat, une mouette rieuse et un poisson rouge. Ces animaux sont présentés de manière irrésistible malgré leurs méfaits ou mésaventures. Dans cet album, la description de leurs actions est un véritable monument de la BD. Si Franquin se régale (et nous régale) avec le chat (qui se régale à l’occasion lui aussi…), la mouette n’est pas en reste. On observe également un écureuil, une biche et on a même droit à un animal de BD (le Flagada de Degotte) et une araignée monstrueuse. Car Franquin adore faire peur avec les idées saugrenues de Gaston.


Parlons un peu du personnage Gaston Lagaffe. C’est un doux rêveur qui ne comprend pas le sens du mot travail comme tout un chacun. Le travail de bureau ? D’un ennui mortel, surtout quand il y a tant de choses agréables à faire dans la vie. S’amuser avec ses amis (communiquer, jouer de la musique), se promener (en véhiculant Prunelle dans un tacot façon Ford T, ou bien avec M’oiselle Jeanne plus élégante et amoureuse que jamais dans cet album), manger, écouter le sport à la radio, inventer mille et un appareils dont les usages se révéleront… d’innombrables sources de gags), dormir et rêver. Gaston Lagaffe est donc un parfait parasite malgré son côté éminemment sympathique, sa bonne humeur rarement entamée et son inépuisable goût pour les inventions farfelues. S’il plaît à M’oiselle Jeanne, il plait également au lecteur qui ne peut qu’envier sa façon décontractée de se comporter en toute situation. Gaston ne voit jamais que le côté amusant des situations, ce qui est irrésistible pour le lecteur qui, de planche en planche, découvre les innombrable situations cauchemardesques crées par notre (anti)-héros. Il est infiniment rassurant de voir tout cela dans une BD plutôt que dans la réalité, car il va de soi que des personnages façon Gaston Lagaffe ça n’existe pas… Sinon ce serait à pleurer et le quotidien au travail serait insupportable. A moins bien évidemment que voir tout cela dans une BD si bien élaborée permette de décompresser en riant à gorge déployée d’effets juste exagérés.


Enfin, dans cet album on trouve quelques-uns des tout meilleurs gags de la série. Tout simplement parce que Gaston sait que parfois il fait des petites bourdes. Mais « pour ces choses-là, holààà, Lagaffe est impeccable » et il laisse un gentil petit mot pour dire par exemple « Je m’appelle G. Lagaffe et j’ai légèrement abimé la peinture de votre capot… » (tête et attitude du propriétaire de la voiture en question…) Parce que Gaston Lagaffe qui se rêve en sportif de (très) haut niveau, s’il est « le garçon de bureau le plus mauvais du monde » dixit Prunelle, n’en rate pas une dans la rue également. C’est l’occasion de signaler que Franquin ne néglige jamais les personnages secondaires qui ont tous des visages et des attitudes très personnelles.


Bref, Gaston Lagaffe c’est le rebelle tranquille, celui qui nous amuse de façon irrésistible parce qu’il refuse systématiquement l’ordre établi (matérialisé par Prunelle et son collier de barbe, les personnages en uniforme et les militaires en particulier, enfin le policier Longtarin avec qui il mène une lutte de chaque instant). On remarque néanmoins qu’à force d’être systématique, l’opposition avec Longtarin vire carrément au jeu, puisque celui-ci se délecte lorsqu’il peut aligner Gaston.


Si les gags de la série ne sont pas tous du même niveau, dans cet album on trouve tellement de petits chefs d’œuvre pour tellement peu de planches seulement moyennes que cela mérite à mon avis l’exceptionnelle note de 10. S’il existe des personnes ne connaissant encore pas Gaston Lagaffe, je recommande évidemment toute la série et cet album en particulier !

Electron
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le 21 nov. 2016

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