Unité de temps : l'angoisse d'être saisi par la mort au hasard de l'un des obus aveugles qui éparpillent le quartier; une angoisse propre à suspendre toute durée, à installer les personnages dans cet en-dehors du temps où les linéarités s'estompent pour laisser place à la primitivité du désir : survivre !

Unité de lieu : l'entrée d'un appartement, toujours sur le fond sombre et quasi nocturne de lourdes nappes d'encre de Chine, un lieu supposé assez bien placé pour être protégé des tirs de toute sorte. Un huis clos s'installe dans cet étroit réduit (le reste de l'appartement est jugé trop risqué). La nudité de la personnalité de chacun est excellemment mise en valeur dans ce cadre, où le noir de l'arrière-plan ne risque pas de détourner l'attention du lecteur.

Unité d'action: continuer à vivre, à manger, à jouer, à se laver, à convoquer la culture, alors que le sol tremble à chaque minute au gré des explosions plus ou moins proches.

L'horreur hagarde d'un Beyrouth en pleine crise suicidaire, avec ses snipers psychopathes qu'il faut éviter en courant, en rampant, en sautant. Evocation de toutes les guerres, où des civils innocents, loin de toutes les très lourdes responsabilités des politicards qui ont choisi leur camp - et donc leur fusil - ou leur canon... - couvent les décombres ultimes d'un quotidien familial voué à se déliter par la mort ou l'exil.

L'écriture est typiquement féminine : placer tant de tendresse et de familiarité vraie, d'innocence enfantine et de solidarité familiale dans ce refuge obscur, clos comme un oeuf, où le sourire est plus souvent présent que les amorces de tensions, cette mise en scène des forces de vie dans un cadre aussi mortifère - aussi masculin - est de la main d'une femme.

Le trait, épais, simplifié, tout de contrastes criants du noir profond sur un blanc sans nuance, dans le style des lithographies présentes dans les romans de la première moitié du XXe siècle, ce trait a la naïveté et la rondeur bonhomme qui attire la sympathie. Les angles vifs sont esquivés, les contours arrondis, les yeux sont de grandes amandes résignées, les bouches souvent réduites à de simples points perplexes qui disent l'incompréhension de l'absurdité du monde. La naïveté repose également sur le refus du relief, sur la recherche de l'effet "deux dimensions" fréquent dans les illustrations pour livres d'enfants, et sur le frontalité récurrente des visages (pas de visées de biais ni de plongée ou contre-plongée).

La réplication des mêmes images à la suite les unes des autres, peu ou pas modifiées pour exprimer la lenteur des processus, les attentes, installe l'action dans une sorte d'immobilité parfois anxieuse. Le goût pour les décors aux motifs répétitifs s'enracine dans une tradition proche-asiatique, et esquive autant que possible l'introduction d'êtres vivants parasites.

Dans ce cadre de vie limité, la mémoire et la culture trouvent leur place, aussi menue soit-elle : la tenture aux figurations sémito-iraniennes qui représenterait la fuite en Egypte de Moïse et des Hébreux; Ernest, le voisin, qui amuse la famille en récitant des passages de "Cyrano de Bergerac" (belle séquence vers la fin de l'album); une allusion à "Coke en Stock", et au problème du Capitaine Haddock pour placer sa barbe en-dessus ou en-dessous de ses couvertures de lit...

Partir, c'est chercher l'exil au Canada; plus simplement, c'est se glisser à l'extérieur pour chercher de l'eau chez une voisine qui dispose d'un puits artésien. Malgré le manque d'eau, les enfants s'éclaboussent dans leur bassine qui leur sert de baignoire, et Ernest arrive à arroser ses plantes, qui grandissent.

La fuite en Egypte, seul décor artistique de cette famille, est le symbole de leur triste choix : le peuple doit-il s'enfuir ou accepter le malheur en restant ? La seule ressource qui lui reste pour communiquer avec l'extérieur, c'est le bulletin d'informations émis par le petit poste de radio à transistors: quand il y a une information, l'insouciance disparaît, et la famille se groupe autour de ce héraut du monde réel (invulnérable aux snipers) pour connaître son verdict sur les destructions en cours dans Beyrouth.

L'angoisse rôde chaque jour : le retard de tel membre de la famille ne sous-entend-il pas une tragédie ? On veut aller à leur rencontre, en discutant l'ampleur des risques à prendre.

L'enfance est donc au coeur de cette histoire, où l'auteur se représente elle-même en enfant, jouant avec son frère sans souci de la mort qui gratte à la porte. Les enfants trépignent de joie quand la grand-mère les embauche à faire un gâteau tout simple; ils se récitent des comptines; ils font semblant de se raser avec des briques de Légo.

Les souvenirs de famille défilent au cours du récit, qui donnent de la perspective chronologique - et donc du sens pour la survie - à ceux qui entendent les départs et les chutes des obus. Telle femme de la famille, autrefois Miss Liban; tel mariage passé, avec évocation des tailleurs, des coiffeurs, des esthéticiens qui ont opéré à l'occasion.

Quand on connaît l'hystérie génocidaire des haines qui embrasent le Proche-Orient, on savoure ce récit de l'innocence (c'est-à-dire du non-engagement politique) : puissions-nous ne jamais avoir besoin de recourir à une telle sagesse, qui enseigne l'art de rester humain en temps de catastrophe !
khorsabad
8
Écrit par

Créée

le 1 mars 2012

Critique lue 380 fois

3 j'aime

2 commentaires

khorsabad

Écrit par

Critique lue 380 fois

3
2

D'autres avis sur Le Jeu des hirondelles : Mourir, partir, revenir

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14