Ce que l'on aime dans la bonne science fiction, c'est le petit jeu des artistes qui consiste à tirer les fils de nos angoisses contemporaines pour voir le « monstre » qui se cache au bout. Un monstre qui prend la forme, chez Enki Bilal, d'une société dystopique, mondialisée et totalitaire, en proie à l'obscurantisme.


I Une société capitaliste à bout de souffle.


a) Une société chaotique


L'histoire est ainsi posée. Un scientifique somme toute banal est prit pour cible et instrumentalisé par une organisation mafieuse, terroristes, de fanatiques religieux. Il se retrouve au milieu d'un conflit qui le dépasse complètement, ballotté comme un pantin faible et impuissant. D'un côté le FBII ( le deuxième I pour International) _ symbole de l'hégémonie américaine qui aurait donc internationalisé ses propres outils sécuritaires _ défend l'ordre post Guerre-Froide dans le cadre des Nations-Unis. De l'autre l'Obscurantis Order, organisation terroriste fondamentaliste qui tente d'imposer son dogmatisme sectaire au monde entier, à commencer par les pays du tiers monde. Si le scénario paraît simple et manichéen, il n'en n'est pourtant rien à y regarder de plus prêt. L'ordre capitaliste dominant en ce début de XXIem siècle (l'histoire se déroule vers 2025), n’a rien d'utopique, bien au contraire. Il semble justifier à lui seul une opposition violente, et on comprend pourquoi certains cherchent à l’abattre. L'obscurantis order né du rejet massif de l'order dominant est définit comme une « Gangrène mafieuse au sein du libéralisme du début du XXIem siècle ».
Ainsi les différents protagonistes, tout en luttant ou collaborant à des degrés divers avec l'obscurantis order et son projet apocalyptique, évoluent dans une société de 2025 certes ultra moderne, mais dont les logiques ont été poussé à bout. De fait une forme de déliquescence transparaît dans les dessins de Bilal. Il nous montre un monde en apparence opulent, mais en voie de décrépitude avancée, ainsi que l'expression d'une certaine forme d'autoritarisme.


Dans un premier temps on apprend qu'après la chute du mur de Berlin, l'instabilité géo-politique à provoqué des conflits (notamment celui en Yougoslavie dont sont originaires les trois personnages principaux), mais aussi des catastrophes nucléaires ayant entre-autre empoisonnées une partie de la Russie, dont Moscou. Il s'agit donc d'un monde violent, post-catastrophe nucléaire récurrent chez Enki Bilal.


L'idée d'un monde à bout de souffle, ayant poussé le productivisme capitaliste jusqu'à ses dernières extrémités, transparaît tout au long de l'oeuvre
:
Par exemple, Nike Hatzfeld, l'un des protagonistes principaux, se rend à un rendez-vous au sein de la tour New-yorkaise dénommée « Water-shop ». Une tour immense appartenant vraisemblablement à une compagnie de distribution d'eau potable. Ce détail, qui n'a rien d'anodin, inscrit l'univers du « Sommeil du monstre » dans une forme de chaos climatique où les ressources se raréfient.


Encore une fois, si l'Obscurantis Order fait figure de repoussoir, la société « mainstream » elle-même est déjà une dystopie. Ce que nous donne à voir l'auteur c'est non seulement un monde pollué, empoisonné et violent, mais aussi un accroissement exponentiel des inégalités sur fond d'épuisement des ressources. L'idée générale étant qu'une petite élite semble s'être accaparée l'essentiel des richesses et du pouvoir, et entend le conserver par l'entretien d'un régime autoritaire et policier. Ainsi l'occident post-soviétique n'aurait pas tenu ses promesses. Le monde ne serait pas plus beau qu'il ne l'était avant la chute de l'URSS, la prospérité libérale-capitaliste ne régnerait pas partout sur terre. Loin s'en faut.
Le tour de force d'Enki Bilal est de ne pas exprimer explicitement cette idée, mais de la suggérer notamment par ses magnifiques décors.
Pour résumer cette idée général nous pourrions la synthétiser sous la forme d'une double opposition : Opacité/transparence, abondance/austérité.


En effet nous pouvons remarquer une constante tension entre ces quatre pôles qui structurent l'atmosphère et l'univers du Sommeil du monstre.


b) la ville dystopique


Concernant la ville, elle s'agence comme s'il y avait une forme de richesse, mais sans prospérité.
C'est vrai il y a des voitures volantes dans New-York, mais elles sont vieilles, sales, et volent au milieu de buildings à l'allure de bunkers, renfermés sur eux-même, comme autant de forteresses. Lorsque Nike est déposé en taxi volant sur l'un d'eux, il arrive sur un quai juché à plusieurs centaines de mètres d'altitude jonché d'ordures, et aux murs criblés de trous (d'impacts de balles?).
Les voitures volent, mais elles sont rapiécées et ante-diluviennes. Les grattes-ciels sont de plus en plus haut, mais bâtis avec tellement de béton armé, et si peu d'ouvertures (tout l'inverse d'aujourd'hui en fait) que l'on comprend bien qu'ils sont construit pour durer (un peu à la mode soviétique du coup), et que cela cache une certaine fragilité économique, et l'inquiétude sur la conjoncture à venir. D'une manière général il est étonnant de constater que s'il y a de la technologie, il n'y a pourtant aucun luxe (sauf à disposition de l'élite mondiale qui nous est montrée à une occasion dans un luxueux salon situé sur la Tour Eiffel).


La science et la médecine ont fait des progrès, mais partout les mêmes pièces aux murs en béton craquelé, ou recouverts de plaques d'aciers, partout le même dénuement spartiate de l'habitat. Dans ces immenses gratte-ciel, il n'y a que des pièces sans âmes, minimalistes, très pauvres finalement. Il s'agit d'une société avancée, mais qui affronterait des temps de restriction, voir de privation. Il n'y a pas de place pour le superflue. Il semblerait même qu'elle se soit toute entière abîmée dans le plus pur utilitarisme (ou l'ascèse religieuse peut-être?). La créativité y semble inexistante (ce qui est paradoxal étant donné la suite de la quadrilogie de Bilal dans laquelle l'art tient une place importante, et dont le Sommeil du monstre est le premier tome).


Quant à l'esthétique de forteresse des immeubles, elle semble destinée à impressionner et maintenir au respect des ennemis potentiels. En outre, on peut faire le rapprochement avec les palais florentins de la renaissance bâtis comme des coffres-forts ; imposants (pour marquer la puissance de la famille), mais peut ostentatoire depuis la rue, renfermé sur eux-mêmes pour ne pas attiser la convoitise. Dans la société aristocratique florentine cela témoignait d'un sentiment de suspicion des élites envers le reste de la population, d'un besoin de se protéger, voir de se cacher, et de tenir secret. Florence était d'ailleurs une République.


Moscou est quant à elle, dépeinte sous la forme d'une cité moderne, tout autant déshumanisée et froide, que N.Y, mais avec quelques ruines de guerre en plus, des dômes d'églises orthodoxes et son air empoisonné aux radiations. A noter la présence de monolithes gigantesques, parfaitement angoissants, évoquant tant le mythe de Cthulhu de Lovecraft, qu'une quelconque architecture totalitaire. L'humain n'a pas vraiment sa place dans ces villes, il ne peut que glisser sur les parois aveugles des grands monolithes.Si l'on compare avec l'architecture sensible et aérée des nouvelles tours de Manhattan dans notre réalité, la différence est flagrante ; alors même que nous nous situons presque à la même époque que celle de l'anticipation de Bilal. Là ou dans nos civilisations réelles la recherche de la transparence et de la légèreté règne, la ville futuriste de Bilal se distingue par la prédominance du plein sur le vide, de l'opaque sur le translucide.


C) Des démocraties libérales devenues autoritaires


La prééminence de l'opaque sur la transparence dans l'architecture fait directement échos au secret des grandes organisations gouvernementales (FBII) ou terroristes (obscurantis order) qui semblent agir sans que le commun des mortels n'en ait la moindre conscience. Elles agissent donc, à l'abri des imposants buildings « bunkerisés ». Les médias particulièrement sont muselés, ou vendent leurs informations à des prix prohibitifs « 18 dollars la minutes » . La société se caractérise donc par l'opacité généralisée à tout les étages, ainsi que dans toutes les sphères.


Une scène montre une attaque d'une grande violence, sans sommation, des forces de l'ordre (FBII) sur des protagonistes. Il y a des morts. Ce mode opératoire est d'une rare violence, et sans commune mesure avec les pratiques policières dans une démocratie occidentale. Preuve que le régime des grandes « démocraties libérales » a changé, même si elles semblent en avoir gardé les apparences et les institutions. D'ailleurs tout porte à croire qu'elles ont seulement évolué selon leur propre logique. Devenant un peu plus ce qu'elles sont déjà.


A noter aussi la présence des boules menaçantes qui flottent dans l'air. En effet, l'un des éléments graphiques les plus perturbants dans les villes futuristes bilaliennes du Sommeil du monstre, c'est la présence d'étranges boules noires, pourvus de « piques » (d'appendices?) plus ou moins longues. Elles sont « câblées » plus ou moins les unes aux autres, et forment comme un réseaux dangereux. Impossible de dire s'il s'agit de mines aériennes, ou de caméras de surveillance. Mais leur présence maintient un sentiment de danger et de menace, sans que rien ne soit véritablement énoncé. Ce qui est la preuve de la réussite de la trouvaille graphique de Bilal. On peut faire un parallèle avec l'esthétique lovecraftienne de l’indéfini qui angoisse irrationnellement (peut-être justement parce qu'indéfini). On ne sait pas pourquoi, mais l'on ressent une puissante mais indescriptible horreur. C'est tout à fait l'effet que produisent c'est boules qui flottent dans le ciel, et dont on ne sait pas à quel moment elles vont exterminer tout autour d'elles, ou bien exploser.


A travers cette dialectique conflictuelle entre l'opaque et le transparent, Bilal suscite l'angoisse. On ne sait rien ,on ne voit rien, le monde vie dans l'ignorance, mais derrières les façades de béton armé, aux étages où les ascenseurs ne mènent pas, des personnages que personne ne connaît, agissent sur le monde. En réalité il s'agit là de l'une des clés de l'autoritarisme : le secret et l'instrumentalisation de l'ignorance. Et la société dans laquelle évolue les personnages, est une société totalitaire. Une société qui lutte certes contre l'obscurantisme, mais qui n'a rien d'autre que sa propre force (militaire, financière) à opposer, et qui semble à bout de souffle.


II) la religion
A l'angoisse suscitée par une société renfermée, déshumanisée, ou les derniers restes d'abondance s'effacent rapidement, s'ajoute celle de l'obscurantisme religieux.


Bien-sur il y a l'angoisse première, fondatrice, celle des conflits religieux, et de leur renouveau avec le délitement du bloc soviétique. Les origines balkaniques de E.Bilal peuvent être évoquées à cet égard. Toutefois l'étonnant regain des guerres de religion _ si cela est devenu notre quotidien au XXIem siècle _ n'a pas manqué d'étonner une communauté internationale, à l'époque persuadée d'en avoir finit avec depuis la guerre de Trente ans. Bilal à sans doute était impressionné et inquiété comme tout le monde à cet époque, de voir resurgir les guerres aux portes de l'Europe. Le « Sommeil du monstre » indéniablement fait échos à l'actualité des années 90.
Mais quelle forme peut bien prendre une guerre de religion au XXIem siècle, et dans le futur ? Sans chevaux ni armure qu'est-ce qu'un combattant de Dieu ? Et que fait-il ? Voila l'une des questions qui traversent l’œuvre de Bilal. Et Monster, après la Trilogie Nikopol, apporte une nouvelle et originale réponse.
Dans ce monde futuriste totalitaire, Bilal imagine un Obscurantis order « double o », organisation terroriste planétaire à visée hégémonique, obscurantiste donc (comme son nom l'indique), mais étonnamment œcuménique. C'est à dire que des fanatiques des trois grandes religions du Livre se seraient alliés pour anéantir « tout ce qui touche à la pensée, à la science, à la culture et à la mémoire ». Au moins comme ça les choses sont claires, la couleur annoncée. Leur principal angle d'attaque étant la liquidation systématique des scientifiques. Non sans utiliser une batterie de nouvelles technologies dont les implications en terme de bio-éthique feraient pâlir le Vatican. Mais ce Daech steam-punk œcuménique n'en n'est pas à une contradiction prêt. Comme dans la trilogie Nikopol, et la BD one shot "Partie de Chasse", l'ombre de l'empire soviétique déliquescent plane indubitablement sur l'univers Bilalien, et avec l'angoisse d'un vide qui ne demandera qu'à se combler...oui mais de quoi ? Par qui ?: « On craint particulièrement que des rayons lasers (satellites et bombardiers), hérités des réseaux mafieux de l'ex-union soviétique, ne soient déjà entre les mains de... ».
Ainsi ce que nous donne à voir l'auteur, c'est une anticipation à partir du monumental délitement qui suivit la déchirure soviétique après la chute du mur de Berlin. Le monde en proie au chaos de la désorganisation, du libéralisme débridé triomphant, et de ses excès, serait tombé dans les bras réconfortants et familiers du fanatisme religieux.
On peut dire avec maintenant 20 ans de recul, qu'il n'est pas tombé si loin de ce côté là. Si le monde ne semble heureusement pas en être arrivé au même point en 2019, nous pouvons dire que le terrorisme religieux fait partie aujourd'hui de notre réalité, comme jadis les tensions politiques et idéologiques, en un effrayant retournement de l'Histoire.


Outre l'idée traditionnelle de la tentation hégémonique des religions monothéistes, de leur caractère violent et terroriste, le phénomène religieux dans « Le sommeil du monstre » prend les attributs de la tartufferie assassine la plus absurde. En effet, si la religion est partout, la spiritualité, elle, est nulle part. L'Obscurantis Order se caractérise par son intolérance et sa volonté de destruction de tout ce qui est « prohibé » par son dogme, un peu à la manière takfiriste. Mais nous ne voyons strictement jamais personne prier, jamais l'on parle de communion divine, de présence sensible de Dieu, d'exégèse, ni de quoi que ce soit qui puisse se rapprocher du sentiment de foi. Il ne s'agit que d'obéissance servile à un dogme, parfaitement brutal et absurde. C'est donc, non pas une critique de la religion en tant que telle, mais bel et bien d'une application « littéraliste » de celle-ci, d'une réduction de son message aux seuls tabous, aux seuls interdits. Et qui ne garderait rien de l'intimité d'une pratique érudite et sensible, à la manière dont un prêtre parle à son dieu dans la solitude de sa chambre, où d'un fakir cherchant Allah dans ses exercices spirituels, comme le derviche dans les cercles infinis de sa transe. De plus, pour asseoir encore d'avantage l'absurde aridité de cette nouvelle religion « œcuménique » _ qui semble être le fruit monstrueux des trois grandes religions, qui auraient trouvé dans leurs intolérances mutuelles le chaînons manquant à leur union mortifère _ les dépositaires de son dogme présenté par Enki Bilal sont presque exclusivement des robots. Des robots laids, appliquant mécaniquement un dogme désincarné, confinant au burlesque sordide (le personnage du robot taxi sectateur) .


III Sarajevo.


Et puis Sarajevo. Ville martyre. Finalement elle semble un peu plus colorée que tout le reste (à part peut-être que le désert du Nefoud). Il y a un peu moins de grands monolithes angoissants, et beaucoup plus de dômes de basiliques et de mosquées, de minaret et de clochers. Elle est la ville épicentre du grand bordel mondial. Celle sans doute par quoi tout à commencé. Là ou le petit grain de sable fanatique à enrayé la grande machine libérale. Maintenant elle semble presque belle. On y pratique une forme « d'obscurantisme soft » qui semble contenter tout le monde. On dirait une nouvelle Jérusalem. Au fond c'est peut-être un peu l'idée. Ville martyre ou ville de martyres. Chrétiens et musulmans s'y sont joyeusement écharpé et on finit par s'entendre sur un compromis obscurantiste. Comme si les religions (à l'instar de « l'obscurantis order ») étaient irrémédiablement condamnées à ne se rencontrer que par le biais de leurs excès, de leurs intolérances. C'est là aussi le message bibalien sur la religion.


En conclusion « Le sommeil du monstre » à mon sens, apparaît comme une critique du dogmatisme désincarné des tendances les plus réactionnaires et sectaires de nos religions. Il est en même temps une critique sociale du néo-libéralisme qui, poussé à l’excès par le sentiment de sa toute puissance à la suite de l'effondrement du bloc soviétique, alimente lui même l'extrémisme religieux (et détruit l'environnement). Extrémisme sectaire forcément d'autant plus attirant que le XXem siècle, son positivisme, son consumérisme et ses conflits idéologiques ont conduit à toujours plus de guerres et de catastrophes nucléaires (l'air de Moscou est empoisonné, sa population avec).
C'est au fond, une critique de tout les fanatismes, qu'ils soient économiques, politiques, ou religieux.
On peut se demander si finalement le « monstre » ne serait pas le continuum incessant d'un extrémisme à un autre, cet inéluctable tropisme autoritaire qui né de la cupidité et de l'ignorance. Le monstre, c'est l'essence même de notre société ; chimère hideuse, à corps de démocratie libérale, queue d'autoritarisme policier, et tête de fanatisme religieux.

Alex_rainbow
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le 26 mars 2019

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