Puisque l'un de mes abonnés me menaçait presque de s'ouvrir les veines avec un tube de colle (c'est un homme prompt aux extrêmes), j'ai cédé après m'être longuement fait désirer. Il ragera sans doute d'apprendre que la critique était prête depuis plusieurs mois. Mais puisque Les Liens du Sang s'accepte sous les augures d'un certain sadisme, je me suis dit que la démarche ferait ton sur ton.


Les dessins d' Shuzo Oshimi sont apparemment simples et fonctionnels ; j'y vois ce qu'on pourrait qualifier de Taniguchi détendu, plus moderne sans sombrer dans le moderniste pour assouplir la rigidité propre aux traits du maître. Ce style de dessin, plus mature qu'il ne l'était du temps des Fleurs du Mal, se prête ainsi très opportunément à un récit calme et glaçant ; il n'y a pas besoin d'emphases enflammées, rien qu'un regard froid et implacable restitué à l'encre pure pour dessiner - très progressivement et insidieusement - les contours de visages odieux et vrais. Et le tout s'assombrit toujours un peu plus, pareil à un soleil qui se coucherait un peu plus chapitre après chapitre. On s'acclimate lentement à l'obscurité du récit jusqu'à ce qu'on réalise qu'il y fait nuit noire. Ça a commencé avec du Tanaguchi et ça finit ressembler graphiquement à du Junji Ito.


Il est difficile de ne pas supputer une parenté avec Bonne Nuit Punpun, même si Asano n'a pas l'apanage du social glauque. Toutefois, l'histoire d'amour de jeunesse entre Osabe et Fukiishi, les années qui s'écoulent et la déchéance qui se prononce à fur et à mesure que le temps passe, participe à rapprocher les deux œuvres à certains égards.


Les chapitres, à leurs débuts, s'occasionnent comme autant de courts épisodes se succédant les uns aux autres sans coupure nette. Ce ne sont pas chapitres à proprement parler avec un début et une conclusion, mais de passages échelonnés sur un long récit dont il aura fallu découper des étapes, parfois de manière légèrement approximative dans le cadre d'une parution bimensuelle.

Le manga se lit très rapidement alors qu'on se rend compte un peu tard que les dialogues ne sont finalement pas si nombreux que ça. Les Liens du Sang n'a rien d'une œuvre très verbeuse ; elle s'exprime en silence. Mais elle dit trop peu et s'en tient bien souvent à des plans fixes sans verbe ni pertinence.


Les Liens du Sang a en tout cas des vertus pédagogique alors qu'il vous apprend pourquoi il ne faut pas faire l'andouille au bord d'une falaise pour la finalité de provoquer les adultes. Aussi horrible puisse être la mère d'Osabe, on a tous rêvé un jour de faire ce qu'elle a fait. Non ? Personne ? Bon, seulement moi dans ce cas.


Ça n'est finalement pas tant le récit d'une mère possessive - avec toute la cohorte d'éléments malsains que cela peut supposer - mais psychopathique. Je dois avouer qu'elle en ressort finalement moins intéressante alors que son profil est bien trop atypique pour être vraiment prenant et crédible. Je sais en tout cas que je l'ai trouvée décevante en ce sens où elle est potentiellement capable du pire à chaque instant et que ce pire se concrétise par excès plutôt que par maîtrise.


Chaque sourire qui se formule sur le visage de cette mère horrible évoque mille aiguilles qui vous transpercent l'échine. Elle est malsaine et ce caractère est relativement bien retranscrit dans l'ouvrage. Elle apparaît comme une menace perpétuelle et c'est selon moi un défaut. Car une personnalité perverse sait souffler le chaud et le froid, se montrer ambigüe pour alterner entre une fausse gentillesse avant que la menace ne reparaisse. Avec madame X, le danger est systématique. Or, à mesure qu'on s'y éprouve, la crainte s'étiole par accoutumance.

En tout cas, cette mère, on aime la détester alors qu'elle annihile le potentiel d'existence propre de son fils. Le père est aussi à blâmer pour être aussi aveugle. Il ne s'inquiète même pas de voir que son fils développer un handicap du langage quasi-spontané à l'âge de 13 ans alors que le moindre tic de visage évoque un traumatisme patent.


Tout bon manuel pour manipuler un enfant sait que l'ingrédient mystère passe en premier lieu par l'absence du père. Que celle-ci soit physique ou figurative. Contestez la «personnalité autoritaire patriarcale™» et vous abandonnerez l'enfant à la personnalité totalitaire gynocratique. De Norman Bates à Seiichi Osabe, il y a comme un dénominateur commun.

Les longs rêves et ces moments introspectifs où le subconscient dégueule rajoutent plus qu'il n'en faut à l'intrigue. On peut amener Osabe à se tourmenter sans avoir recours à cette manœuvre scénographique comme cela s'est trop fait précédemment. Il y a, je pense, une certaine facilité dans le procédé. C'était en tout cas ce que je pensais jusqu'à ce que la narration, avec brio, trompe les sens de ses lecteurs en ne leur permettant plus de distinguer la réalité du rêve enneigé.

Passé l'incarcération, l'intrigue tourne cependant en rond et cherche à exister artificiellement sur des rebondissements mous dans lesquels on se sent s'enliser. L'intrigue aurait gagné à se clôturer sur cet épisode.


La fin, elle traîne, elle traîne, comme si elle cherchait à proroger le terme inéluctable d’une rente apparemment lucrative. Les atermoiements participent à mieux faire agonir le recueil de lamentations qu’est devenu le manga. Des pages entières où il ne se dit presque rien, pour moi qui révère l’esprit de synthèse, cela tient non pas du parti-pris artistique mais du pourrissement lent et calculé.


D'autant que le misérabilisme grossier frappe fort et sans gants. Le dernier lien à même de relier Osabe au monde des vivant périt, ça cause suicide, ça cause, ça cause et, quand vient le moment de sauter, voilà que survient le coup de fil de la Providence. Au bord du toit, oui. C’est si téléphoné que le portable sonne littéralement pour contrer les échos du glas. Et à l’autre bout du fil, c’est bien évidemment la piste qui mènera directement à maman après que celle-ci ait disparu depuis si longtemps. L’amnésie s’agrège ainsi aux symptômes de sociopathie pour rajouter de l’excès sur ce qui était déjà de trop. Et lentement, toujours. Ça n’en finit pas et ça n’est toujours pas fini bien que la date d’expiration ait été outrepassée de beaucoup. J'imagine que la fin cherchera à s'accomplir dans un éclat contenu ou un postulat mièvre. Qu'on vienne me corriger si je me trompe, mais je vois difficilement poindre un sursaut vital au terme d'une si longue agonie.

Josselin-B
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le 13 juil. 2022

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Josselin Bigaut

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