Rodolphe Töpffer, l'inventeur méconnu de la bande dessinée

Le Suisse Rodolphe Töpffer (Genève, 1799-1846) est l'inventeur de la bande dessinée moderne en Occident; il en a également été le premier théoricien. Pédagogue, écrivain et politicien, Töpffer prenait plaisir à observer et satiriser la bonne société de son époque et ses travers dans ses "littératures en estampes".

Avant Töpffer, il y avait déjà eu quelques précurseurs de la bande dessinée. Au Japon, dès 1814, le peintre Katsushika Hokusai (1760-1849) innovait en présentant certains de ses croquis et caricatures dans des cases accompagnées de textes. Ces œuvres sont aujourd'hui connues sous le nom de Hokusai Manga, d'après un terme japonais signifiant "image non aboutie", "image divertissante", ou encore "caricature", et qui par extension en est arrivé depuis à désigner l'ensemble de la bande dessinée japonaise.

En Europe, on n'est pas en reste: dès la fin du XVIIIe siècle, les images d'Épinal diffusent des histoires, des comptines, des devinettes, etc. Ces images colorées accompagnées de textes furent de véritables best-sellers: entre 1870 et 1914, plus de 500 millions de planches furent vendues en France et ailleurs.

Et bien plus tôt encore, on pourrait citer les phylactères complétant par des sortes de banderoles de textes de nombreuses illustrations médiévales (notamment dans les Biblia pauperum), ou la Tapisserie de Bayeux; ce sont là les véritables ancêtres des bulles ou "fumetti" (petites fumées), comme les bandes dessinées sont joliment nommées par extension en Italie. En tirant un peu l'analogie par les cheveux, certains citent aussi la Colonne de Trajan, les frises grecques, des images maya ou encore certains papyrus égyptiens parmi les précurseurs de la bande dessinée.

De toutes manières, et sans aller aussi loin, si tous ces exemples possèdent l'une ou l'autre des caractéristiques de la bande dessinée, aucun ne réunit ce qui représente l'essence fondamentale du 9e Art: images et textes associés, complémentaires et dépendants l'un de l'autre afin de donner un sens au tout. C'est bien dans les "littératures en estampes" de Rodolphe Töpffer que nous trouvons ces éléments réunis pour la première fois.

D'ailleurs, le pédagogue suisse en était conscient: il définissait lui-même ses œuvres en des termes qui sont encore aujourd'hui tout à fait applicables à la bande dessinée: "Ce petit livre est d'une nature mixte. Il se compose de dessins autographiés au trait. Chacun des dessins est accompagné d'une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans le texte, n'auraient qu'une signification obscure; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d'autant plus original qu'il ne ressemble pas mieux à un roman qu'à autre chose."

Un lecteur moderne non averti aurait toutefois probablement de la peine à reconnaître dans les "Histoires" de Töpffer une bande dessinée. Les dessins sont disposés sur une bande, avec des personnages en pied, comme face à un public (une influence probable du théâtre), et le texte narratif est placé en-dessous. Point de phylactères, donc, mais un découpage en "cases", parfois déjà étonnamment moderne: l'auteur explore les limites de cette forme d'art, qu'il vient pourtant de créer, et en brise les règles afin d'en étendre les possibilités. La célèbre planche 24 d'"Histoire d'Albert" reste à ce jour exemplaire à ce sujet.

Les contemporains de Rodolphe Töpffer ne cachent d'ailleurs pas leur enthousiasme: un de ces fans les plus célèbres était Goethe, qui commentait ainsi ses œuvres: "C'est vraiment trop drôle! C'est étincelant de verve et d'esprit! Quelques-unes de ces pages sont incomparables. S'il choisissait, à l'avenir, un sujet un peu moins frivole et devenait encore plus concis, il ferait des choses qui dépasseraient l'imagination." C'est par ailleurs Goethe lui-même qui convainquit Töpffer à publier ses "littératures en estampes", même s'il ne vivra pas assez longtemps pour voir cela s'accomplir.

Meilleure preuve de son succès, Töpffer est d'ailleurs très rapidement plagié: des contrefactions maladroites apparaissent à Paris quelques années seulement après les premières éditions originales. Ces dernières, par ailleurs, seront régulièrement rééditées du vivant de l'auteur. Et fort heureusement, à partir de 1860 paraîtront en France des éditions correctes, redessinées avec soin par le fils de Töpffer, François; ces dernières influenceront d'ailleurs profondément Christophe, l'auteur de "La Famille Fenouillard". En Allemagne, les "Histoires" de Töpffer inspireront un certain Adolf Schröder, qui adaptera l'"Histoire d'Albert" à la sauce germanique sous le titre de "Herr Piepmeyer". À son tour, l'œuvre de Schröder inspirera Wilhelm Busch et ses célèbres "Max und Moritz".

Dans cet ouvrage, vous ne trouverez certainement pas l'intégrale de l'œuvre de Rodolphe Töpffer (d'autres publications la proposent, pour les véritables passionnés), mais avec "Monsieur Jabot & Monsieur Vieux Bois" vous aurez la rare opportunité de (re)découvrir la première bande dessinée jamais publiée, respectivement la première bande dessinée jamais créée. Un beau coup double, non?

C'est d'ailleurs grâce à ce coup double que cet ouvrage reçoit une étoile supplémentaire, malgré son intérêt de nos jours somme toute limité aux passionnés les plus aguerris.

Créée

le 14 nov. 2010

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