Que reste-t-il d'Evangelion dans cette adaptation signée (fait rarissime !) de la main-même de son chara designer, l'immense Yoshiyuki Sadamoto, en parallèle de ses nombreux autres projets (d'où cette publication étendue sur 18 années) ?

Telle est la question qu'il convient de se poser ici, comme un constat amer, et un peu plus à chaque nouveau volume parcouru, tant le fossé entre l'animé d'origine et cette réinterprétation discrète se creuse au fil des tomes, à mesure que l'auteur prend (hélas) de l'assurance et qu'il imprime sa marque (trop tiède).

En 1995, Anno était attendu au tournant par le public, qu'il avait ébloui avec la seconde partie de Nadia et le Secret de l'Eau Bleue en dynamitant les codes bon enfant de cette série jusqu'alors très "Miyazakienne", dans la droite ligne d'un Sherlock Hound ou d'un Laputa, relevé d'une touche de folie à la Time Bokan, avec son trio de méchants grotesques aux machines infernales. Le basculement soudain dans un registre plus noir, plus dramatique, plus SF, avec ses trahisons, ses morts violentes, ses ambiguïtés morales, aura marqué l'imaginaire des jeunes japonais (mais pas que) au fer rouge, alimentant d'autant leurs attentes vis à vis de l'artiste. Autant dire que tous les regards étaient braqués sur Neon Genesis Evangelion avant-même sa diffusion sur les ondes, et les espoirs avec, même si les aperçus présentés dans le magazine Newtype laissaient présager une énième série de robots géants.

Dès le premier épisode, malgré tout, ces doutes et ces réserves furent balayés en bloc : Evangelion serait bel et bien la série souhaitée, la série fantasmée, du Anno authentique sans barrière et sans concessions. Car si le propos se coulait dans un moule shonen usé jusqu'à la corde, c'était pour mieux le déconstruire de l'intérieur et en prendre les clichés à rebrousse-poil, dans la forme narrative comme (surtout) dans le développement de ses personnages. Et tandis que certains se perdaient à trop vouloir trouver un sens supérieur aux références mystiques (pourtant anecdotiques, et revendiquées telles), ou se focaliser sur la plastique des "héroïnes" en plug suit, préparant sans le savoir le terrain à la rage qui habiterait plus tard le long métrage The End of Evangelion, la série s'employait à tordre le cou aux stéréotypes et au formatage commerçant de ses prédécesseurs, renonçant notamment à la traditionnelle idéalisation de ses protagonistes (enfants, adultes, qu'importe) et de leurs accessoires pour en livrer une vision plus crue, plus réaliste, sans rien leur épargner ni céder à la complaisance. Ceci, pour mieux renvoyer le spectateur à ses propres failles, dont le récit se fait le reflet avec l'intransigeance d'une (bonne) psychanalyse.

Quitte à lui faire mal, au passage. C'est la sagesse qui rentre.

Quitte, également, à ne rien employer des habituels stratagèmes nekketsu (entres autres) de ce registre balisé : quand le public pense voir Shinji se révéler en tant que héros, il s'enfonce un peu plus dans son attentisme nombriliste, quand il s'accroche à Misato comme à un phare dans la tourmente, on lui en montre la fragilité et l'hypocrisie, quand il espère voire chez Gendo un début d'amour paternel, il se heurte aux murailles de son indifférence. Jusqu'aux dernières minutes de l'épisode 26, chaque moment susceptible d'alléger la charge émotionnelle négative de la série reste lettre morte, une promesse non tenue.

Rei sourit à Shinji ? Elle vu le visage de Gendo se superposer au sien.

Shinji trouve Gendo devant la tombe de sa mère ? La distance entre le père et le fils n'en est pas atténuée.

Rei s'ouvre aux autres ? Elle perd la vie.

Shinji s'ouvre aux autres ? Il doit tuer son meilleur ami.

Etc, etc.

Précisément ce qui fait d'Evangelion une œuvre à part dans l'histoire de l'animation japonaise, et même une œuvre exceptionnelle, au sens le plus fort du terme, qui a tracé la voie pour tant de créateurs ensuite (on pensera notamment à Inio Asano, pour ne citer qu'un des plus illustres), et tant de créations qui n'auraient jamais existé sans lui (ou en tout cas, pas sous cette forme), dont la liste à dresser serait interminable.

De tout cela, Sadamoto n'a pas laissé grand chose. Plutôt que d'adapter l'animé au plan près, comme on s'y attendrait (ce qui n'aurait toutefois pas été d'un grand intérêt), il en livre sa lecture, par petites touches, mais significatives, lissant peu à peu le propos, l'édulcorant, "l'humanisant" (pensait-il certainement à tort) en réintroduisant ces clichés et ces tropes dont Anno avait sciemment débarrassé son intrigue. On y découvre ainsi entre les lignes la série qu'Evangelion aurait été entre les mains d'un autre réalisateur en vogue dans les années 90. Rien qu'une histoire de petits enfants qui pilotent de gros robots pour repousser des envahisseurs d'un autre monde, sur fond de références mystiques sans réelle envergure. Plus qu'un appauvrissement : un contresens.

Certes, il conserve la tension dans les rapports entre les personnages, mais sans manquer une occasion de la diluer, en ajoutant des scènes "humoristiques" supplémentaires, des monologues intérieurs sans intelligence, des conversations inédites si explicites qu'elles évacuent tout questionnement et tout mystère ; si bien que chaque Anno-isme (ou pas loin) se trouve désamorcé par un Sadamotisme. Cette fois, Rei sourit bien à Shinji, mais sans voir en lui le visage de son père adoré. Un détail qui, à lui seul, synthétise tout le problème des modifications opérées par le chara-designer. C'est plat. C'est creux. C'est gentillet.

Lequel chara-designer, pourtant, n'hésite pas à ajouter des drames sanglants supplémentaires : le passé de Kaji, Toji qui meurt au lieu d'être hospitalisé... seulement ça ne prend pas tant c'est mal amené, mal développé et mal exploité : le passé de Kaji n'a aucun sens (sans compter le fait qu'il est raconté en parallèle d'un combat d'Asuka, sans aucune cohérence temporelle entre les deux segments), la mort de Toji a moins d'impact émotionnel pour le lecteur que son hospitalisation n'en avait pour le spectateur. Les clichés reviennent à la charge (la rencontre avec Asuka : au.secours.), Shinji est plus positif et volontaire, Rei plus ouverte, Asuka moins peste, Gendo moins froid, Misato et Kaji moins toxiques, on nous explique tout, on nous justifie tout, on nous épargne, on nous console, on nous safe space, c'est intenable.

Et cependant cette version papier a son intérêt puisque, comme suggéré précédemment, elle permet de découvrir ce qu'aurait été Evangelion s'il avait été question d'une série des années 90 classique, à la Escaflowne, avec laquelle elle se tirait la bourre chaque semaine par canaux de diffusion concurrents interposés. Or si Evangelion - la série reste supérieure à Escaflowne (pourtant exceptionnelle dans son genre), force est de constater qu'Evangelion - le manga lui est inférieur à tous les niveaux (mais supérieur au manga d'Escaflowne, qui est une purge sans rapport avec la série. ça va ? Vous suivez).

Ce qui ne met par là même que plus en valeur les qualités et particularités uniques de la version originelle, propre à son créateur, ainsi que son caractère créativement visionnaire.

Reste cependant que les planches sont superbes et que le talent graphique de Sadamoto ne pâtit pas de cette incursion inattendue dans le registre du manga, au contraire. Est-ce suffisant pour justifier l'achat ? A chacun de voir ce qu'Evangelion représente à ses yeux et ce qu'il en retient, ainsi que sa tolérance aux clichés shonen de la belle époque.

Il n'en demeure pas moins que si les quatre premiers tome de The Iron Maiden (adaptation du visual novel façon "tranche de vie - dating sim") sont à jeter, et si le contenu du 5ème n'a rien de canonique, il livre une version de la licence infiniment plus intéressante, plus personnelle, plus audacieuse et plus proche de l'esprit de l’œuvre d'origine que cette belle coquille creuse, plastiquement irréprochable mais sans âme et trop sage, beaucoup trop sage, et dispensable d'autant.

Dans un registre similaire, les Rebuild sont infiniment plus réussis.

Liehd
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le 8 janv. 2023

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Liehd

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