"Hé, tu sais quoi, j'ai trouvé un nouveau manga vraiment génial !
- Ah ?
- C'est de l'auteure de Fullmetal Alchemist.
- Je connais ! Les frères Elric, c'est ça ? Trop épique cette histoire, avec l'alchimie, les homonculus, les énormes batailles...et là, c'est quoi ? De la SF ? Du medfan ?
- Euh, non. Arakawa a une série medfan en cours, mais c'est pas celle-ci. C'est du contemporain.
- Oh, urban fantasy alors ? Des zombies, des vampires ? C'est pas elle qui fait ce truc avec les goules là ?
- Non, Tokyo Ghoul c'est pas elle. C'est du contemporain réaliste.
- Bon, mais y'a de l'action quand même ? Des gangsters peut-être ? Un polar ?
- Ben à un moment, les personnages font de la saucisse. Et du fromage. Et ils préparent des pizzas !
-...
- Nan mais je t'assure, c'est vraiment excellent.
- Ouais, ouais...c'est quoi ça série medfan sinon ?"


Difficile d'utiliser la notoriété acquise par Hiromu Arakawa grace à la grandiose saga Fullmetal Alchemist pour vendre Silver Spoon. En effet, il serait ardu d'imaginer deux univers plus différents l'un de l'autre. Ici, pas d'alchimie, ni de guerres, ni de combats, le destin d'un pays entier n'est pas dans la balance, et là où Edward Elric avait choisi son destin alors qu'il n'était même pas encore adolescent, Yûgo Hachiken, le personnage principal de cette série, n'a pas la moindre idée de ce qu'il souhaite faire dans la vie.


Faut pas en faire un fromage


Citadin de Sapporo, Yûgo est l'archétype de l'élève studieux vivant très mal sa relation avec un père autoritaire et exigeant. Lorsqu'il échoue à entrer dans l'école de son choix, il choisit par dépit d'intégrer le lycée agricole d'Ohezo, perdu dans la campagne d'Hokkaido - considérant qu'il n'aura pas la moindre difficulté à dominer sa classe s'il est uniquement entouré de paysans ploucs. Il va rapidement découvrir que si son plan fonctionne à merveille pour les mathématiques, l'essentiel de l'enseignement à Ohezo concerne des domaines dont il ne sait absolument rien, tels que la culture de légumes ou l'élevage de porcs.


Vous aurez rapidement identifié un synopsis de type "poisson hors de l'eau" : Yûgo ne connaissant rien à l'agronomie, le lecteur découvrira en même temps que lui un univers qui n'est à peu près jamais représenté dans la fiction - ou alors de façon unidimensionnelle - celui des paysans modernes. Et plus précisément, celui des enfants de paysans, car la plupart des pensionnaires d'Ohezo ont pour but de reprendre l'exploitation familiale, ce qui tranche encore un peu plus avec un Yûgo qui ne sait pas où aller.


A cheval sur la qualité


Il s'agit d'un projet personnel pour Hiromu Arakawa, dont les parents sont agriculteurs (ce qui explique sans doute qu'elle aime se représenter sous les traits d'une vache), et qui profite des (més)aventures de Yûgo pour faire découvrir un monde pastoral dont beaucoup de citadins, à l'instar de son héros, ignorent tout. Et ce sans éviter les sujets les plus difficiles ou les plus polémiques, tels que la situation économique des petits exploitants ou encore la relation des éleveurs aux animaux. Si Silver Spoon n'est clairement pas un plaidoyer pour devenir végétarien, il est important de noter que l'auteure ne choisit pas non plus de verser dans l'angélisme, voire de passer sous silence tous les aspects les moins ragoûtants de l'élevage : à travers la relation entre Yûgo et le porcelet Côtelette sont évoqués le rapport entre l'homme et le bétail, depuis sa naissance jusqu'à l'abattoir (qui est visité). Le seul message qu'Arakawa semble vouloir faire passer est que la cuisine japonaise est délicieuse, d'autant plus lorsque ses aliments ont été cultivés ou élevés avec soin.


Plus proéminente encore que la question de la relation homme/bête est celle des difficultés des éleveurs modernes qui ont de plus en plus de mal à vivre de leur métier - à l'exception d'Inada dont les parents possèdent une ferme industrielle, et des Minamikujou qui ont gagné une fortune lorsque le gouvernement a racheté leurs terres au prix fort pour créer une autoroute. Les situations présentées sont multiples, de l'élève qui souhaite devenir joueur de baseball professionnel car il s'agit du seul moyen de rembourser les dettes de sa famille à la passionnée de fromage qui ne peut même pas espérer utiliser le lait de l'exploitation familiale car celle-ci n'a d'autre choix que d'appartenir à une coopérative. Et l'on remarque à quel point tout cela est proche de ce que peuvent vivre les agriculteurs européens à l'autre bout de la planète...


Comme un coq en pâte


Mais à lire ces lignes vous pourriez commencer à croire que Silver Spoon est un drame sérieux, pour ne pas dire déprimant - or c'est tout le contraire, malgré quelques inévitables moments tristes. La découverte du monde agricole par Yûgo est une source inépuisable de scènes hilarantes, et la galerie de personnages colorés dont Arakawa a le secret vous arrachera bien plus de sourires que de larmes, que ce soit à travers les difficultés chroniques de Tokiwa à assimiler la moindre notion qui ne concerne pas l'élevage de poulets, la passion excessive de Nishikawa pour les Dating Sims, ou le désespoir de toutes les filles du lycée devant l'incapacité d'Aki à ignorer l'affection que lui porte Yûgo. Comme dans FMA, Arakawa sait à merveille pimenter ses scènes sérieuses de petites pastilles humoristiques, ce qui fait que l'on garde en permanence le sourire aux lèvres.


Un mot sur le personnage de Tamako Inada : il s'agit d'un cas rarissime de personnage féminin qui préfère être en surpiods (alors même qu'elle est tout à fait capable, comme démontré à plusieurs reprises, d'atteindre un tour de taille plus conforme aux standards des mangas), et qui accessoirement n'est jamais moqué pour son physique. A noter également que l'auteure évite l'écueil des archétypes constants d'une oeuvre à l'autre : non seulement le design des personnages de Silver Spoon n'a rien à voir avec ceux de FMA (à l'exception du prof de sport qui vous rappellera quelqu'un - ce qui est clairement un choix voulu) mais les personnalités sont également bien distinctes. On ne trouve aucun nabot teigneux (Edward), et aucun des personnages féminins ne paraît recopié sur Winry ou Izumi.


Que ce soit pour la formidable galerie de personnages, les nombreux éclairages sur un monde agricole avec lequel de moins en moins de personnes ne sont connectées, et sa capacité à aborder des sujets délicats sans verser dans le moralisme ou dans la propagande dissimulée, il n'y a que de bonnes raisons de lire Silver Spoon. Dans le pire des cas, vous pouvez la considérer comme l'oeuvre qui démontra que contrairement à une vulgaire George Lucas, Hiromu Arakawa faisait partie des grands mangakas capables d'enchaîner les oeuvres de qualité dans des univers n'ayant absolument rien en commun.

C__Nec
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le 17 oct. 2015

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