Interzone

Charles Burns fait partie de ces maîtres du comics underground qui osent défier toutes les lois du comics classique pour faire naître un style nouveau, unique, inexploré jusqu'à lors.

Toxic est une histoire à la David Lynch aussi perturbante que fascinante, où la frontière entre le réel et le rêve semble se dissiper, où l'auteur utilise un onirisme envoutant pour raconter quelque chose de terriblement ordinaire. Les scories du quotidien, l'adolescence, la vitesse à laquelle défile la vie devant nos yeux, et que l'on contemple impuissant, l'aspect fugitif des années 70 rock'n'roll, la drogue.

Burns, comme il le fait dans Black Hole, crée un univers complètement hallucinogène à la William S. Burroughs, plein de métamorphoses, de formes et de substances qui ondulent, transpirent, éclatent. Le monde parallèle fantasmagorique dans lequel le protagoniste évolue psychologiquement rappelle l'Interzone de Burroughs dans Le Festin Nu : l'errance dans une ville sans queue ni tête peuplée de créatures bizarres, un souk où les vendeurs exposent des morceaux de viande noire, des insectes inconnus et autres bêtes immondes.

(Extrait du chapitre sur le marché de l'Interzone, Le Festin Nu, William Burroughs) :

Panorama de la cité d'Interzone. [...] Cité composite où tous les humains en puissance sont disséminés dans le silence d'un marché qui s'étend à perte de vue. [...] Les graillons de toutes les cuisines du globe flottent sur la Cité, mêlés à des nuages d'opium et de hachisch, à la fumée résineuse et rougeâtre du yage [...] les cadavres à l'abandon dans les rues sont déchiquetés par les charognards... [...] Des albinos clignotent des yeux dans le soleil. Des vauriens perchés sur des branches d'arbres se masturbent paresseusement. Des malades rongés par des plaies mystérieuses observent les passants d'un regard lucide et démoniaque.
[...] Là se retrouvent aussi dans un silence bruissant le passé inconnu et le futur qui affleure déjà... entités larvaires guettant l'apparition de la Vie...

Que dire de plus ? Charles Burns a absolument compris l'univers de William Burroughs. Il recrée l'Interzone où l'alter-ego fantasmatique du protagoniste déambule sans but, il dessine une ambiance suffocante, lourde, terriblement tragique ; l'alter-ego semble emprisonné dans cette Cité cauchemardesque où plane son destin, inéluctable. Cette Cité n'est rien d'autre que la conception psychique de sa propre vie, dévastée, horrible, étouffante, maussade ; c'est une descente aux enfers subtile et appliquée que nous offre Burns dans un trait toujours plus organique, viscéral, palpable.

C'est un coup de maître, une œuvre glauque, folle et surréaliste, mais surtout profondément psychologique, qui dépeint de surcroît un superbe portrait des années punks sous l'emprise d'acide, un monde hallucinatoire fantastique où vagabondent les fantômes de nos vies, malades, grimaçants, décharnés. A lire jusqu'au bout (tome 2 : La Ruche, et tome 3 : Calavera) pour tous ceux qui ont apprécié le premier tome, le scénario est parfaitement pensé et maîtrisé de A à Z, et la fin que l'on sentait arriver inexorablement éclate sous nos yeux comme un bocal de verre brisé révélant son contenu.

C'est le seul moment dont je me rappellerai. Le moment où je me réveille sans savoir où je suis.