Le diptyque « SOS soucoupes volantes » « Un prototype a disparu » (1957-58) marque le retour de la méchante Lady X dans la saga. Aventure en deux temps qui fait apparaitre deux modèles d'incarnation à l'égard du féminin.

Le contexte d'une époque

Au cours des années 50 / 60 les créateurs de BD se trouve confronté à plusieurs enjeux et contraintes qui influx fortement sur la forme et le contenu de leurs récits.

La loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse instaure de fait une censure à la fois morale et politique qui pèse sur les auteurs et éditeurs.

Cadre contraignant mais qui n'est pas non plus dénudé d'avantages, le premier étant qu'il préserve le marché français des productions américaines à bas coup (car déjà largement amorti précédemment).

La dépolitisation qu'impose le cadre législatif s'il a pu gêné les auteurs (interdiction du diptyque "Ciel de Corée" / "Avions sans pilotes") est rapidement perçu par les éditeurs de tous bords (Vaillant communiste Spirou Tintin catholique) comme une opportunité d'accroitre leur lectorat au delà de leur public traditionnel. (Ce qui conduit les auteurs à gommer certaines références politiquement trop explicites).

Ce contexte concurrentiel confronte les auteurs à une double contrainte.

- D'une part ils subissent la nécessité d'accompagné les aspirations de leur jeune public potentiellement susceptible d'être attiré par la concurrence.

- D'autre part ils se trouvent dans l'impérieuse nécessité d'obéir aux injonctions de la commission de contrôle des publications pour la jeunesse garante d'un certain ordre moral. L'éducation et le contrôle des cohortes du baby boom étant considéré comme un enjeux national de première importance.

La mise en scène du désir.

S'adressant à un jeune public en pleine adolescence, l'aventure met en scène l'éveil du désir sexuel s'incarnant dans la figure de deux femmes radicalement différentes qui se disputent le même homme, le lieutenant Lester avec un enfant comme enjeu symbolisant le désir.

Muriel Lester, épouse du jeune pilote, incarne le modèle de la femme mère, elle ne semble exister que par son rôle de mère, confinée à l'intérieur de son foyer, elle porte tailleur et tablier et vie sous la tutelle de la mère de son mari qui habite chez son fils. A l'opposé Lady X s'approprie des fonctions masculines, elle est pilote, commande une troupe d'hommes qui lui est totalement dévouée et porte une tenue (masculine) de pilote.

Deux personnages féminins qui à la fin des années 50, illustre le conflit entre un désir (impossible à nier) du masculin à l'égard du féminin et un modèle conformiste de la famille.

Lady X

Le personnage de Lady X apparaît à la fois comme un exemple de polysémie de la représentation féminine et de la transition de celle-ci qui s'amorce au tournant des années 50/60.

Au niveau le plus archaïque le féminin incarné par Lady X continue à apparaître comme l'incarnation de la mère phallique castratrice et dévoratrice .

Sa présence se manifeste durant tout le premier volet de l'aventure, « SOS soucoupes volantes », comme une menace diffuse à l'instar d'une terreur inconsciente dont les héros ne perçoivent que des indices cryptés à priori sans significations, comme la fumée du volcan qui cache le repère secret de l'espionne, où les annonces de soucoupes volantes à la radio qui ponctuent les disparitions.

Le repère de Lady X, le cratère d'un volcan, peut s'interpréter comme la métaphore du sexe féminin qui est pour les héros masculins à la fois un objet de crainte (d'autant que Lady X fait croire que le volcan est en activité) et de désir puisque les pilotes Lester et Buck Danny s'y engagent tour à tour.

Le volcan en tant que métaphore du sexe féminin illustre la terreur qu'inspire aux enfants ce qu'ils imaginent de l'acte sexuel, un gouffre qui menace de les engloutir. La découverte du fond du cratère par Buck Danny (Pl 26 2/1) s'opère graphiquement par le procédé d'une grande case laissant à voir en plongé un avion à décollage vertical (symbole phallique) qui apparaît au centre du cratère féminin, le héros de dos au premier plan laisse échapper une exclamation de surprise et se trouve dans une position de voyeur identique à celle du lecteur qui voit littéralement par ses yeux.

Quand après sa capture le héros se retrouve devant Lady X celle-ci cumule, à l'instar de l'épisode « Buck Danny contre Lady X », des signes la rattachant autant au masculin qu'au féminin, ses longs cheveux blonds sont associés à une tenue d'aviateur qui gomme ses formes (Pl. 33-35).

Le conflit entre désir et conformisme

Le jeune pilote Lester en position de cadet au sein du groupe héroïque apparaît sous l'influence de sa mère omniprésente (le père est totalement absent) qui le maintient dans une situation de domination infantile comme en témoigne ses adieux au moment de s'embarquer :

« SOS soucoupes volantes ! » Pl. 8 3/1 :

Lester : « Adieu Muriel !...et veille bien sur Charlie !... Maman, je te confie ma femme et mon fils ! »

Il adopte Buck Danny comme père de substitution ainsi qu'en témoigne la fierté mêlée de trouble avec laquelle il l'accueille en lui présentant sa famille.

« SOS soucoupes volantes ! » Pl. 6 3/1 :

Lester : « Oh !... Colonel Danny ?... Lieutenant Lester. A vos ordres, sir !... Heu... Permettez moi de vous présenter ma femme, ma mère, et Charlie Lester junior... mon fils! »

Plus tard il requière son aide pour résister au chantage qu'exerce Lady X sur lui sans oser lui révéler son désir.

« SOS soucoupes volantes ! » Pl. 21 2/2 :

Lester : « Heu... voilà sir !... Je … je voudrais être muté ou... tout au moins obtenir un congé... Il... Il faut que je rentre en Californie. »

Il s'adresse à lui avant de succomber à la tentation en livrant le prototype à Lady X.

« SOS soucoupes volantes ! » Pl. 31 1/ 2,3 :

Buck : « Hum !... Vous êtes sûr que vous n'avez rien à me confier ?... Je ne puis vous rendre aucun... Hum... service ?

Lester : Puisque vous m'en parlez... Heu... Je vous demande une seule chose, sir... si... si, par hasard, un jour, il … il m'arrivait un... malheur... promettez-moi de vous occuper de ma femme et de mon fils, sir ! »

La trahison de Lester livrant l'avion ultra secret à décollage vertical à Lady X peut s'interpréter comme l'expression du désir de Lester vis-à-vis de Lady X, qui se présente comme la réplique exacte inverse de sa femme. La fuite/trahison de Lester semble correspondre à la réalisation d'un fantasme, que l'absence de réelle identité de Lady X accrédite, qui lui permet de s'émanciper du conformisme étouffant d'un foyer où il demeure semblable à un enfant faute d'avoir rompu le lien fusionnel qui le relie à sa mère.

La présence d'un jeune enfant comme enjeu de l'aventure induit différentes significations. La monstruosité de l'acte de kidnapping permet de réaffirmer une claire césure entre le bien et le mal que la transgressivité du personnage de Lady X ne suffisait plus à établir. Le passage de l'enfant, via l'enlèvement, de l'épouse Muriel vers l'espionne Lady X symbolise la force irrépressible du désir de Lester vers une sexualité plus adulte que la négativité de Lady X entache de culpabilité.

La consommation de l'acte sexuel symbolisé par l'entrée successive des protagonistes masculins dans le cratère du volcan s'associe à la terreur archaïque des enfants vis à vis de la chambre des parents et s'effectue sur le mode de la transgression d'un interdit. Elle s'effectue en secret, sans l'accord de l'autorité supérieur.

Lester ne révèle pas son dilemme à Buck Danny et vole le prototype pour le livrer à Lady X

Buck saute en parachute sur l'ile en cachette de l'amiral commandant le porte avion.

Similitudes d'actions qui accrédite que la découverte de la sexualité, comme marqueur de l'entrée dans l'age adulte implique une rupture avec les parents. Quand à la fin de l'aventure Buck Danny révèle la totalité de l'histoire à l'autorité paternelle de l'amiral, il sollicite que sa confession reste secrète.

« Un prototype a disparu » Pl 46 :

Amiral : « Danny, mon vieux, ce que vous avez réussi là est tout simplement miraculeux !... Retrouver ce prototype porté disparu et le ramener jusqu'ici !... Mais tout cela est trop mystérieux !... Mes chefs vont m'assaillir de questions... Et Lester, hein ? Où est-il ?... Je veux la vérité !

Buck Danny : Vous y avez droit, sir, et je vais vous la dire !... Mais je vais vous demander une chose exorbitante, si vous croyez me devoir quoi que ce soit, je vous supplie de ne jamais la révéler! »

Ayant confesser son aventure le héros obtient finalement du père une forme d'absolution.

« Un prototype a disparu » Pl 46 :

Amiral : « Okay, Danny !... Vous avez gagné !... A cause de tout ce que vous avez risqué, ceci restera entre nous. Nous inventerons un récit à peu près plausible, et je vous promets que les officiels l'avaleront de gré ou de force ! »

Absolution qui s'accompagne de la révélation que l'épreuve du désir et de la sexualité a aussi été vécu par l'adulte.

« Un prototype a disparu » Pl 46 (dernière réplique) :

Amiral : « Puis-je ajouter une chose ? Hum!... Si j'avais vingt ans, je plaquerais là mes galons pour servir dans votre escadrille !... Vous êtes un chic type Danny !

Buck Danny : Mais non, sir ! Seulement un grand sentimental ! »

L'incontournabilité de la sexualité.

L'épisode marque une étape dans l'appréhension de la femme sexuée, après l'épisode « Buck Danny contre Lady X » deux ans plus tôt (1956) qui montrait une femme transgressive totalement négative, « Un prototype a disparu » met en scène une image de la sexualité effrayante mais qui apparaît comme incontournable. Face au modèle de l'épouse idéale personnifié par Muriel l'épouse de Lester qui s'identifie à la mère, Lady X incarne un désir lié aux mystères de la sexualité qu'il n'est plus possible de nier. Tout juste la réplique de l'amiral, « ceci restera entre nous. Nous inventerons un récit à peu près plausible », suggère que l'on fasse comme si. Désir que l'homme doit prendre en compte mais qu'il se doit de contrôler, faute de quoi il court à sa perte à l'instar du jeune pilote Lester qui rongé de culpabilité finit par mourir en rachetant de sa vie sa trahison. L'épisode n'est pas le remake de « Buck Danny contre Lady X » la sexualité à travers plusieurs filtres symboliques apparaît désormais incontournable.

Le parcours du héros Buck Danny durant toute la deuxième partie de l'épisode « Un prototype à disparu » peut s'interpréter comme une métaphore crypté de l'acte sexuel et opère une correction par rapport à l'action déviante de son cadet. C'est d'ailleurs par son intermédiaire que le lecteur découvre le mystère de l'intrigue.

Il pénètre dans le volcan / sexe et en découvre progressivement les mystères (Pl. 24,26) ce qui l'amène à relativiser les craintes qu'il éprouve (le volcan n'est pas en activité mais artificiellement camouflé par de la fumée) et découvre le phallus / prototype au fond du cratère (Pl. 26 2/1) le mystère de la sexualité lui est ainsi révélé.

Au même moment l'expédition dans les montagnes népalaise de Tintin (1958-59 « Tintin au Tibet ») s'assimile à un parcours initiatique semblable à celui, plus bref, de Buck Danny gravissant le volcan du repère secret de Lady X. La grotte de la montagne appelé le museau du yack, reproduit la forme d'un sexe féminin (P. 55 4/1) et dans les deux cas, le péril qu'affronte le héros (et son double ''cadet'') se rattache à un fantasme d'anthropophagie (Lady X parle de barbecue pour décrire le supplice qu'elle a imaginer pour tuer le héros (« Un prototype a disparu » Pl. 4/2) et le Yéti est accusé de boire Tchang par les sherpas (« Tintin au Tibet » P.23 3/1, 2)). Dans les deux cas, le salut du héros s'effectue au prix d'un arrachement à ce qui s'assimile à un ventre mortifère pour renaitre à la vie à la manière d'une nouvelle naissance qui sanctionne le passage d'un âge à l'autre, celui de l'enfant à l'adulte, marqué par l'accès à la sexualité. Nouvelle naissance qui se caractérise par un risque de mort , dans les deux cas le héros devant, pour sauver sa vie, affronter la matérialisation de ses angoisses, Lady X pour Buck Danny le Yéti pour Tintin.

S'étant rendu maître de Lady X, Buck Danny la soumet à sa volonté, jusqu'à ce qu'elle implore grâce.

Pl 39 3/2, 3 & 4/1 :

Lady X : « Tirez ! Vite !

Buck Danny : Trop tard ma belle ! [Il lui tord le bras dans le dos]. //

Lady X : Aaaah ! Arrêtez!... ne tirez pas ! // Arrêtez ! Vous allez me massacrer ! »

Paroles à doubles sens de Lady X qui s'adressent autant à ses complices qu'au héros qui la domine, ce que le propos de celui-ci confirme et qui, de manière inconsciente, peuvent s'interpréter comme l'exécution d'un coït. Le terme « tirez » outre la métaphore sexuel s'attachant aux armes à feu renvoyant, dans un de ses sens argotique, à l'acte sexuel . Le terme « massacrer » suggère quant à lui l'image d'une sexualité s'assimilant à la domination violente de la femme par l'homme, ce que confirme la suite du dialogue où le héros réaffirme nettement sa domination.

Pl 39 4/2 :

Buck Danny (à Lady X) : « Misérable !... Tu sais bien que je n'ai plus rien à perdre !... Alors écoute-moi bien !... Je te donne dix secondes pour obliger tes polichinelles à jeter leurs armes et disparaître, sinon, tant pis pour toi ! »

La mise en scène métaphorique de l'acte sexuel révèle une sexualité envisagée comme une domination de la femme par l'homme. Le décollage du héros hors du volcan à bord du prototype peut se lire comme une érection et l'appontage avec le prototype en détresse qui s'abat dans un nuage de neige carbonique (Pl.46 1/1) s'assimile graphiquement à une éjaculation. En rejoignant le porte-avions le héros place la sexualité sous la loi du père amiral. En s'emparant du prototype, Buck Danny ''castre'' la femme Lady X de l'attribut phallique dont elle s'était parée, manière de signifier que la féminité normale et conforme s'identifie par la passivité de la femme à l'égard de l'homme présenté comme dominant, préservant, en l'adaptant, un modèle traditionnel de virilité .

Vécu par le héros, l'acte sexuel provoque dans la psyché du lecteur une forme de soulagement découlant du fait que son désir se trouve légitimé à la fois par l'exemplarité du héros, dont il a suivit le parcours de manière intime, et par l'absolution finale du père.

Si la représentation de la sexualité requiert encore de nombreux filtres métaphoriques et s'identifie à une vision sadique de l'acte sexuel , il n'en demeure pas moins que le désir, et la tension qui en découle, se trouve légitimés. Via l'exemple du héros, Buck Danny, et de son cadet, Lester, un modèle de comportement vis à vis du féminin est proposé au lecteur. L'exemple de Lester suggérant qu'il est nécessaire et légitime de s'arracher à la tutelle maternelle pour grandir et celui de Buck Danny réaffirmant la domination masculine associé au rattachement au modèle paternel. Admis comme incontestable le désir entérine l'altérité sexuelle des protagonistes.

Le fantasme de la sexualité féminine incarné par Lady X n'est plus violemment réprimé mais simplement refoulé dans l'inconscient. L'espionne aviatrice n'est plus détruite en plein ciel dans un éclair jaune et rouge (1956 « Buck Danny contre Lady X ») mais engloutie dans les flots à bord d'un sous marin (« Un prototype a disparu » Pl 45), image qui correspond à un métaphore du refoulement dans une logique commune à de nombreuses séries qui assimilent les profondeurs marines à l'inconscient.

Une telle mise en scène du désir sexuel échappe à tout soupçon d'inceste dans où la mesure où la dimension de mère phallique de Lady X correspond à une usurpation. Les attributs viriles de Lady X n'appartiennent pas à l'essence du personnage mais sont le résultat de vols et de supercheries. Le nom de Lady X est le pseudonyme d'une véritable identité, Jane Hamilton et l'attribut phallique de l'avion à décollage vertical ne lui appartient pas mais est le fruit d'un vol obtenu par chantage. L'action du héros consiste à dépouiller Lady X des attributs viriles dont elle s'est parée afin qu'elle soit à nouveau conforme au modèle traditionnel d'un féminin inférieur au masculin.

Constatons en conclusion que ce retour de Lady X, qui désormais ne quitte plus la saga (en dépit d'éclipses plus ou moins longues) entérine l'enjeu fondamentale du sexuel dans les récits d'initiation des années 50/60. S'adressant à un lectorat en proie aux affres de la puberté qu'ils accompagne au fil des années (les aventures sont publié quasi sans discontinuer sous forme de feuilleton) les auteurs proposent des récits hybrides conciliant morale sociale et aspirations psychologiques débouchant sur des modèles de comportements de compromis. (Un bricolage psychique pour paraphraser Jacques Lacan).

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le 5 nov. 2023

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