Vous vous entre-tuez, au lieu de vous étreindre.

Ce tome est le vingtième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 172 à 179. Il comprend une liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Ce tome poursuit le récit, à l'endroit exact où le précédent s'était arrêté : en haut d'une élévation désolée, où s'achève le duel opposant Kojiro Sasaki et Sadakore. Alors que le coup décisif vient d'être porté, ce dernier évalue l'engagement principal de sa vie à l'aune du combat qui vient de se dérouler.


Un second duel s'enchaîne au premier, opposant Kojiro Sasaki à Ko'un Igaya. Il se déroule sous les yeux d'Ichizo Magaki, un peu jaloux de Ko'un qui peut se mesurer en premier à Kojiro. Les 2 adversaires se jaugent, évaluant les risques générés par une forme d'attaque, ou une autre.


Comme dans le tome précédent, Takehiko Inoué ne consacre qu'un nombre minimal de pages aux autres personnages. Le lecteur a le droit à une courte séquence dédiée à Itosai Itto et Gon'nosuke Muso pour apporter un nouvel éclairage sur les attentes d'Itosai Itto vis-à-vis de Kojiro. Il y a également une courte séquence consacrée à développer la relation fraternelle entre Ichizo et Shinjiro Magaki. Enfin, Jisai Kanemaki s'interroge sur le devenir de son fils adoptif. Pour le reste, place au combat entre bretteurs.


Un lecteur qui feuillèterait ce tome pour se faire une idée de la série constaterait qu'il s'apparente à une caricature de manga de Chanbara : un paysage désolé sans grand intérêt visuel, des personnages qui parlent à haute voix pour exprimer leur ressenti, des attaques fulgurantes, des giclées de sang lors des blessures, des pages d'observation sans bouger, des individus à la mine sérieuse sabre au poing.


Le lecteur qui a lu les tomes précédents éprouve un ressenti tout autre. Le paysage désolé correspond à une forme d'aboutissement logique d'une montée en puissance narrative. D'affrontement en affrontement, l'auteur fait en sorte que Kojiro Sasaki se retrouve dans des combats où l'environnement extérieur a de moins en moins d'importance. Il y a une progression vers une forme de combat qui se détache des contingences matérielles pour aller vers une essence d'affrontement. Ces bretteurs peuvent se livrer à leur art, sans être accaparé par des distractions extérieures. Le choix d'un sommet désolé devient une métaphore de ce centrage exclusif sur le duel.


Néanmoins, l'artiste ne se débarrasse pas de l'environnement comme s'il n'existait pas, comme si les combats se déroulaient sur une scène de théâtre dénudée. La nature du sol est représentée dans le détail et a son importance dans les mouvements des samouraïs, en particulier la façon dont ils prennent appui. Dès que le récit se déplace à un autre endroit, le lecteur retrouve les dessins descriptifs, fouillés et denses de l'artiste.


Les adversaires de Kojiro Sasaki montre une tendance marquée à s'exprimer à haute voix, tout du long du combat, et après sa résolution. Pris à froid, il s'agit d'un artifice narratif bien pratique pour le scénariste qui peut ainsi donner accès à leurs pensées intérieures et à leurs émotions, pour le lecteur. Dans le fil de la narration, ce caractère artificiel s'efface pour devenir plus naturel. Sadakore, Ichizo, puis Ko'un parlent à haute voix en s'adressant à Kojiro Sasaki pour se présenter et l'inciter à en faire de même. Lorsqu'ils comprennent qu'il ne répond pas (et pour cause, car il est sourd et muet), ils compensent ce mutisme en continuant à parler. L'auteur opère alors un glissement discret, lui permettant de prolonger ces paroles dites à haute voix, par les pensées du personnage, sans marquer nettement la frontière entre les deux. Ce glissement se fait naturellement sans à coup pour le lecteur, et donne plus d'épaisseur aux personnages.


La violence graphique semble avoir atteint un nouveau palier dans ce tome. Dès le premier chapitre, un combattant se retrouve avec une épée courte fichée dans la poitrine (sûrement au cœur), et il parvient à la retirer provoquant une puissante giclée de sang du fait de la pression artérielle. Plus loin, un personnage touché à la tête est représenté avec un visage maculé par le sang s'écoulant de sa blessure. À nouveau la cohérence narrative s'impose : les personnages sont marqués par le combat, les épées tranchent, la vie s'écoule par les plaies. Depuis plusieurs tomes, Takehiko Inoué a insisté sur le fait que ce noble art de l'épée n'a rien de noble et qu'il a pour objectif de tuer l'adversaire, de lui donner la mort.


L'auteur utilise également la convention narrative qui fait que les adversaires s'observent sans bouger plusieurs pages durant. Comme dans le tome précédent, le lecteur constate que Takehiko Inoué a augmenté le rythme, ces phases d'observation ayant raccourci. Par ailleurs, le lecteur constate que ces phases d'observation n'ont pas pour objet principal d'augmenter la pagination du volume, en alignant des dessins des personnages dans des pauses iconiques. Chaque phase d'observation sert à l'auteur pour montrer comment un personnage ou un autre envisage la passe d'arme à venir. Comme à son habitude, il ne le fait pas en utilisant de longues cellules de texte explicatives, mais en montrant soit la réaction de l'un, soit comment l'autre envisage dans son esprit comment va se dérouler la passe d'arme à venir en fonction de l'attaque qu'il envisage. L'artiste s'en tient à son principe narratif : montrer par des dessins, plutôt que d'expliquer par du texte. Son habileté graphique lui permet de se faire comprendre, avec un minimum de mots.


Au premier regard, le lecteur peut sourire en voyant ces individus à la mine farouche, au visage impénétrable se faire face. Là encore, les tomes précédents ont fourni de nombreuses indications sur la vie intérieure de Kojiro Sasaki, et sur le parcours personnel des combattants qui ne sont jamais réduits à de la simple chair à canon sans identité. Lorsque la narration du combat est interrompue par un unique dessin occupant 2 pages et représentant des vagues sur l'océan, le lecteur dispose des informations nécessaires pour l'interpréter. Il sait que cela correspond dans ce contexte au potentiel de Kojiro Sasaki. Quelques pages avant, Shinjiro a comparé Ko'un à un véritable brasier. Avec ces 2 images, le lecteur connaît déjà l'issue de l'affrontement.


De prime abord, le lecteur a l'impression que ce tome est un peu moins consistant que le précédent, se contentant d'aligner les combats. Après coup, il se rend compte que l'auteur a continué de filer plusieurs métaphores installées dans les tomes précédents : l'idée de mouvement symbolisé par les gros plans sur les sandales des personnages en train de se déplacer, la mort comme seul résultat par la présence des oiseaux charognards, la mèche de cheveux comme symbole du souvenir (avec le constat terrible que personne n'attend celle de Kojiro), l'océan symbole de la vie psychique de Kojiro Sasaki.


En plus de la continuation de thématiques déjà initiées précédemment, Takehiko Inoué en développe de nouvelles qui en sont le prolongement. Itosai Itto déclare sans ambages à Gon'nosuke Muso la raison pour laquelle il a pris Kojiro sous sa responsabilité. Dans un premier temps, le lecteur prend la mesure de cette déclaration cynique. Dans un deuxième temps, il en comprend toute l'horreur morbide. Pour Itto ce qui importe le plus est de disposer d'un adversaire à la hauteur de son niveau d'expert. Il se félicite d'avoir pu participer au développement des talents d'un bretteur qui sera de sa catégorie, et qu'il pourra affronter soit pour le tuer, soit pour mourir de sa main.


Tout aussi morbide, Ko'un prend conscience qu'il s'est amélioré en tant que bretteur en se battant contre Kojiro. Voilà une discipline dans laquelle une réelle progression se paye au prix de la vie d'un pratiquant, l'autre (le vainqueur) en ressortant avec un meilleur niveau. Pour ces combattants, une belle mort donne un sens à la vie de celui qui s'est consacré à l'apprentissage de l'escrime. Chaque combattant espère soit tuer son adversaire, soit mourir de la main de quelqu'un qui mérite de lui donner la mort, ce mérite étant jugé à l'aune de ses compétences de bretteur. La tragédie atterrante de ce constat s'en trouve encore aggravée par l'espoir de Jisai Kanemaki souhaitant que son fils ait pu nouer une amitié avec d'autres. Cela renvoie à la fois au fait qu'il se livre un duel à mort avec tous ceux qui partagent sa passion pour le sabre, et avec une remarque d'un personnage : "Vous vous entretuez, au lieu de vous étreindre".


Ce tome est également l'occasion d'entrevoir un peu plus ce qui rend Kojiro Sasaki unique comme bretteur. Lors de son combat contre Ko'un Magaki, ce dernier observe l'importance de la maîtrise de son corps dans la pertinence et l'exécution des mouvements effectués. Ayant compris que Kojiro est sourd et muet, il perçoit que cette coupure des autres l'a incité à se concentrer sur son propre corps, lui donnant ainsi une longueur d'avance sur les autres. Pour la deuxième fois, l'auteur montre en quoi le handicap de Kojiro Sasaki a fourni des conditions propices à une progression plus rapide dans l'apprentissage et la maîtrise des techniques du sabre.


Comme les tomes précédents, celui-ci se lit de manière très rapide, environ un quart d'heure. Dans un premier temps le lecteur se dit que c'était une lecture peu dense, avec des dessins très efficaces. Petit à petit, les implications des événements remontent à la surface, les détails émergent et la richesse du récit exprime toutes ses saveurs, qu'il s'agisse de la continuation de thèmes présents précédemment, ou de nouvelles nuances porteuses d'autres significations, d'autres interprétations.

Presence
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le 13 juin 2019

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