Ce tome est le trente-troisième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 288 à 296. Il comprend une liste de la majeure partie des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Les 4 pages en couleur du début présentent l'île de Funajima, dans le fief du clan Kokura, qui sera plus tard connue sous le nom de Ganryujima. Le temps est venu pour Matahachi Hon'Iden de quitter le temple après sa période de deuil. Des années plus tard, assis sur un pont, adossé au parapet, il raconte aux badauds ce qu'il advint de Kojiro Sasaki (parti comme instructeur à Kokura), et de Miyamoto Musashi ayant repris ses vagabondages.


Musashi s'interroge sur ce qu'il souhaite. Il a décidé d'expérimenter en mettant des bouchons d'oreille, pour essayer de se mettre à la place Kojiro Sasaki (sourd et muet), afin de progresser encore dans l'art du sabre. À Kyôto, Hidetada Tokugawa (le shogun) et Tadatoshi Hosokawa évoquent le futur de Miyamoto Musashi. De leur côté, Takuan Sōhō et Koetsu Hon'Ami font de même.


Dans ce tome, Takehiko Inoué continue de jouer avec le lecteur. Il commence par présenter l'île sur laquelle se déroulera le duel final entre Kojiro Sasaki et Miyamoto Musashi, comme si le manga entamait son dernier acte. Ça y est : on s'approche du 13 avril 1612, la date fatidique, époque à laquelle Musashi est âgé de 29 ans et affronte son adversaire le plus célèbre. Mais la séquence d'après revient au temps présent du récit, c’est-à-dire en 1605, alors que Musashi a encore 22 ans. Par la bouche d'un Matahachi âgé, l'auteur prévient son lecteur que "son récit n'est plus si agréable maintenant" (fin du chapitre 288). Par le même biais, il prévient encore qu'il va évoquer ces 7 années qui séparent l'instant présent du combat final (Matahachi le dit explicitement : "Je vais vous parler des sept années précédant l'arrivée de Musashi à Kokura."). Enfin en ouverture du chapitre 295, Matahachi indique à haute voix à son public : "La suite au prochain numéro". Il s'agit donc d'un métacommentaire à la forme espiègle. Le Matahachi conteur est un vieil homme dessiné comme un individu assagi et plein de sagesse, l'auteur s'exprimant par sa voix. Le scénariste informe le lecteur que les prochains chapitres et tomes lui paraîtront inintéressants (mais moins agréable), qu'il lui faudra attendre longtemps entre chaque chapitre (la suite au prochain numéro), et que c'est le chemin qui permet d'accéder à ce duel historique (7 ans à parcourir).


Ainsi prévenu, le lecteur sait à quoi s'attendre, et un homme avertit en vaut deux. Mais est-ce si laborieux et poussif ? Dans un premier temps, le lecteur ne constate aucune différence. Il retrouve comme d'habitude une case consacrée à un pied dans une sandale de corde tressée. Il constate que la vie animale est plus présente que jamais, avec une mouette dans la séquence d'ouverture, puis un corbeau, des papillons, une loutre, un magnifique vol d'oies sauvages dans le ciel, un hibou, un lapin. Takehiko Inoué continue de développer ses talents de dessinateur animalier, pour montrer que son personnage continue d'observer la faune pour s'en inspirer.


Le lecteur retrouve aussi des pages consacrées à l'entraînement de Miyamoto Musashi. Il continue à répéter inlassablement des gestes avec son sabre, jusqu'à ce qu'ils soient exécutés à la perfection, avec naturel. Le lecteur le voit littéralement concevoir et développer ses propres katas. Ces pages sont muettes, le lecteur étant le spectateur de l'entraînement du bretteur. Le premier se déroule sous le regard d'un corbeau, rappelant leur besogne de charognard sur chacun des champs de bataille des affrontements précédents. Il ne s'agit pas d'une forme de répétition ou de leitmotiv. L'enjeu de ces sessions solitaires de maniement du sabre a évolué. D'une part, Musashi se met des bouchons dans les oreilles pour modifier son ressenti, et essayer de capter son environnement de la même manière que Kojiro Sasaki. D'autre part, il fait le constat que "Je ne sais même plus comment progresser avec cette arme".


Dans le précédent tome, Musashi avait évoqué son impossibilité de tirer un trait sur plusieurs années consacrées à s'entraîner au sabre. Il ne peut pas renoncer au sabre, car cela reviendrait à dire qu'il a gâché ces années de son existence, en les consacrant à une activité au mieux dépourvue de sens, au pire nocive pour les autres et pour lui. Mais il se trouve dans une autre impasse, car la majeure partie du reste des samouraïs et des rônins le considère comme le meilleur, c’est-à-dire sans rival, sans personne pouvant lui apprendre quelque chose, situation rendue encore plus critique par la mort de Sekishusai Yagyu dans le tome précédent.


Au cours de ce tome, il devient l'hôte d'une famille pauvre, avec la charge de 5 enfants. Ils travaillent au champ, le père est sculpteur. Il réalise des statuettes de bouddha que personne ne veut lui acheter. Son état d'esprit s'aggrave encore quand la mère et le père de famille lui font prendre conscience de la façon dont il se perçoit lui-même, à l'opposé de la façon dont les autres le regardent. L'auteur ajoute encore un degré de contraste, en alternant l'aisance matérielle des conditions de vie de Kojiro Sasaki (son superbe vêtement très élégant, la prise en charge de ses besoins matériels par le clan Hosokawa), et le dénuement de la vie de vagabond de Musashi.


Kojiro Sasaki va trouver son épanouissement en étant intégré dans la société, à une place de choix. Il est gracieux et il retourne à son avantage, une attaque sur sa personne, avec une rare élégance. Son visage d'ange attire le regard des femmes. Sa prestance génère l'admiration des badauds. La force de sa vie intérieure le conduit à un comportement imprévisible et spectaculaire. Dans ses dessins, l'artiste met en valeur sa beauté, sa grâce, son agilité, et ses mouvements vifs. D'un point de vue visuel, la vie de Musashi est à l'opposé. Il est renfrogné, habillé avec à la diable, mal peigné avec des cheveux sales et une barbe hirsute. Une méchante cicatrice lui barre le front.


Loin des ors d'un fief prospère, Musashi mène une vie dure aux champs, dans une demeure des plus humbles, où tout le monde dort dans la même pièce qui sert également de salle à manger. Il retourne ainsi à une forme de vie nature, sans les apparats de la société, et de façon plus littérale au milieu de la nature. Le lecteur apprécie de pouvoir détailler les sous-bois, les frondaisons, le tapis d'humus, la lumière particulière en forêt, la faune diverse et variée, le vol des oiseaux dans le ciel. Dans le chapitre 294, Musashi sort de la maison une fois la nuit tombée, et la double page suivante est occupée par un dessin représentant le ciel nocturne, invitant le lecteur à faire une pause, à prendre un moment de réflexion comme le fait le personnage. En ouverture du chapitre 290, il prend également le temps de détailler le portrait de Musashi réalisé à grands coups de pinceaux vifs et précis.


Cette proximité avec la nature n'est pas synonyme d'immobilisme ou de contemplation passive. Toujours dans le chapitre 290, Musashi se jette dans les eaux tumultueuses d'un torrent, où il est emporté par les flots. Takehiko Inoué réalise de magnifiques pages montrant les courants agitant l'eau sous la surface, avec les traînées de bulles d'air de Musashi. Lorsque Musashi finit par émerger de l'eau, le lecteur prend conscience qu'il a assisté à une forme de naissance : le personnage entre dans une nouvelle phase de sa vie.


Effectivement, avec ce séjour dans la famille de paysans (les parents et 5 enfants), c'est un Miyamoto Musashi adulte qui traverse des expériences très éloignées de sa vocation de bretteur. Il voit la mort d'un jeune enfant, il assiste à une naissance, il tient un nourrisson dans ses bras. Le lecteur observe que le rôle de la mère occupe une place de premier plan (le mari n'arrivant à vendre ses statuettes). Il s'agit d'un tournant dans la représentation des femmes dans cette série. L'auteur ne dresse pas le portrait d'une mère courage, mais il montre une femme dans son rôle de mère, complétant et soutenant son mari, veillant au bienêtre de ses enfants. Ce portrait respecte la réalité sociale de l'époque, sans en faire une femme soumise et inféodée à son époux.


Le portrait du mari (l'auteur ne donne aucun nom aux membres de cette famille) se révèle tout aussi subtil et nuancé. Il est peu causant, avec un visage fermé, des gestes mesurés, et une forme de pudeur visible dans le fait qu'il sculpte les statuettes en tournant le dos aux autres. Il accepte la présence de Musashi sans mot dire, mais sans lui accorder sa confiance. Le lecteur se souvient que Musashi avait lui aussi réalisé des statuettes (tome 21) qui avaient embarrassé ses hôtes, à cause de leur apparence démoniaque. Il observe donc cette nouvelle phase dans laquelle apparaissent de nouveaux outils : la binette remplace l'épée dans les mains de Musashi, et la gouge fait son retour pour le travail du bois.


Miyamoto Musashi se retrouve extrait de son milieu naturel (le champ de bataille), à exécuter des tâches très différentes (sans rapport avec un duel). Il se retrouve confronté à l'image que lui renvoient ses hôtes. Alors qu'il montre des velléités de se remettre à sculpter le bois, son hôte l'en empêche en lui demandant : Vous vous voyez continuer de tuer, et sculpter un bouddha des mêmes mains ? Que mettriez-vous dedans ? Musashi affronte ainsi une autre forme de remise en question de sa vocation. Il avait déjà pu constater le gâchis irrémédiable des morts définitives de ses adversaires qui auraient pu apporter encore beaucoup au monde et à la société s'ils n'étaient pas morts en duel, pour une raison difficile à justifier. Avec le questionnement du paysan, il est confronté à l'inanité des valeurs morales associées à son art : donner la mort, mettre fin à des vies.


Ce trente-troisième tome promet à la fois la conclusion de la série, mais aussi 7 années à passer en revue. Jusqu'alors le lecteur pouvait voir dans le parcours de Miyamoto Musashi, le reflet des exigences de l'auteur envers lui-même, une volonté de progression et d'amélioration personnelle. Avec la nouvelle position de Matahachi Hon'Iden en tant que conteur, il peut voir comme un commentaire sur les ambitions de l'auteur, sur l'importance relative de ce qu'il parviendra à bâtir. Ce tome s'aventure toujours plus loin dans le questionnement sur la volonté d'excellence, sans rien perdre de sa force de divertissement.

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le 15 juin 2019

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