Des hommes et des Saint Jean-de-Dieu

Un sous-sol qu’on devine calme, frais. Un homme seul, austère, qui prie dans ce qui ressemble à une petite chapelle. C’est Didier, le Frère Didier comme ils l’appellent. La personne qui gère et qui vit avec trois ou quatre autres de ses semblables dans ce centre marseillais d’hébergement de nuit. A peine sorti du lieu, il est happé par un brouhaha indescriptible. Il est à peine 16 heures, la masse des travailleurs est encore en train de vaquer à ses occupations, mais les sans-abris, des hommes usés, avinés, édentés, sont déjà en train de faire la queue pour tenter de décrocher pour la nuit un des 300 lits que le centre peut offrir.


300 hommes donc. Loin d’êtres des surhommes, bien à l’inverse des 300 qui peuplent le film éponyme de Zack Snyder. Des hommes qui n’ont plus ni la force ni le courage de se battre contre une réalité sur laquelle ils n’ont plus beaucoup de prise.


Le film documentaire d’Aline Dalbis et d’Emmanuel Gras témoigne d’une très sobre manière de cette infraréalité , l’existence de ces sans-abri. En aucun cas, il ne s’agit d’un reportage ni d’un compte-rendu, le propos des réalisateurs n’est pas là. Il s’agit de capter leur humanité, leur essence même quand il n’y a plus rien à quoi se raccrocher, ni ces biens matériels qui nous divertissent de l’essentiel, ni l’entourage familial et amical qui donne un sens à l’existence de beaucoup. Il s’agit de saisir ces instants de vie ou de vide, comme ce jeune qui nourrit un peu mécaniquement un pigeon, ce vieil orthodoxe qui marmonne une prière qu’il n’a pas oubliée, cet autre encore qui essaie de trouver auprès de ses cohabitants un écho à des blagues qui lui restent d’un passé qu’on devine riche.
Des hommes qui se côtoient plus que ce qu’ils ne veulent, à 5, à 7 ou plus encore dans le même dortoir sans l’espoir d’une quelconque intimité, si ce n’est en se retranchant en eux-mêmes quand ils le peuvent encore, ou derrière les effluves d’alcool et les écrans de fumée quand ils ont abdiqué.


Le film part à la rencontre de ces 300 hommes accueillis tous les jours, mais aussi de quelques autres à leur côté, salariés et bénévoles qui ramènent dans ce centre les règlements, ces vestiges d’une société dont ils se sont détachés. Des règlements que dans la majorité, ils aiment respecter, comme la preuve qu’ils sont encore capables de cela, s’insérer dans la société. Ainsi, la caméra navigue entre eux en montrant les liens d’humanité qui les unissent. Surtout, elle réussit la gageure de montrer qu’au delà de la connotation religieuse qui se trouve derrière le concept de la charité, il y a une vraie volonté de rétablir ces 300 hommes et les milliers d’autres accueillis ici dans leurs droits, et comme disait Robespierre, dans leur « droit imprescriptible d’exister », juste d’exister…


Les réalisateurs ont tourné ce film sur deux hivers, pour prendre le temps qu’il faut et effacer le plus possible le poids de la caméra. De fait, il y a très peu de moment où on sent sa présence, et dans ce cas, on sent que c’est leur intention de laisser le plan dans le film, quand par exemple ce jeune homme estropié, fort en gueule, le seul qui possède un ordinateur, invective un autre, lui interdisant de lui adresser la parole en lui disant « va parler au micro »…


Ce qui intéresse les deux réalisateurs, c’est le présent, la survie quand la vie ne signifie plus rien de tangible. On ne peut cependant s’empêcher d’extrapoler sur la vie de ces hommes privés de leur femme, privés de leurs enfants. Beaucoup de personnes âgées d’origine étrangère sont également échouées dans ce centre, loin de leur référentiel, privés d’une retraite paisible qu’ils auraient sans doute méritée...


De la même façon, et bien que le film se tienne à bonne distance de chacun de ces 300 hommes, ne cherchant ni le pathos ni le folklore, on ne peut être que retourné face à certains d’entre eux, très jeunes, très seuls, ne comprenant pas toujours l’engrenage qui les a amenés ici, certains terrifiés comme des oisillons pris au piège, d’autres fanfaronnant en surface, tous émouvants, et à qui même la force de leur jeunesse ne permet pas d’ aller contre ce qui apparaît déjà comme une fatalité.


Film simple mais percutant, 300 hommes est beau aussi bien dans sa forme, ses cadrages géométriques (dans la très belle cour du centre, à peine différente de celle d’une prison, dans les escaliers, avec le jeu des portes qui n’entrouvrent hélas pas grand-chose), et beau dans le temps généreux que les réalisateurs accordent à ces sans-abris.


300 hommes, moins quelques-uns cités in memoriam au générique.

Bea_Dls
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le 30 mars 2015

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Bea Dls

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