Fiche technique

Année : 1982

Pays d'origine :

États-Unis
Durée : 24 minDate de sortie (États-Unis) : 1982

Réalisateur :

Paul Sharits

Synopsis : « Un film exemplaire : 3rd Degree Même si on explique bien le feu, la bouche n’est pas chaude. Maître Takuan, Mystères de la sagesse immobile 3rd Degree (« Troisième Degré ») date de 1982 et dure 24 minutes. Il montre d’abord en boucle l’image d’un visage féminin devant lequel s’enflamme une allumette; le plan est refilmé, la pellicule s’embrase et se consume; les plans d’embrasement sont refilmés, la pellicule continue de se décomposer et se tordre en souffre et noir. Les trois couches de refilmage s’accompagne du retour intermittent d’un son monté en boucle : un frottement d’allumette étiré en écho sonore au point de devenir crissement de serpent à sonnette; une voix féminine murmurant : « Look, I won’t talk ». Les procédés sharitsiens privilégiés y sont portés à leur comble : refilmage d’un « specimen », c’est-à-dire d’une pellicule originelle; élaboration d’une analogie entre un problème de représentation classique (le cri, la souffrance), le défilement de la pellicule et le fonctionnement euristique du cinéma. Le refilmage permet de mettre en scène, plastiquement, le travail le plus profond que le cinéma a opéré dans l’imaginaire de la mimésis, c’est-à-dire un double renversement : 1) sur un plan technique : le cinéma, c’est d’abord le passage de l’imitation comme tâche, visée, horizon de la représentation; à la représentation comme donnée mécanique, comme automatisme; 2) sur un plan esthétique : le passage de la reproduction illusion (souvent dévaluée) à la reproduction comme révélation et connaissance, ce dont Bazin et Sharits, à leur manière exactement inverse, se sont fait les héraults. Walter Benjamin, dans « L’oeuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique », estime que la reproductibilité attente à l’aura, elle sape l’autorité de la chose, «elle dévalue de toute manière son ici et maintenant ». Pour Sharits, une telle perte devient sujet, la chose de toute façon n’est plus là, n’a pas à être là, seule la disparition travaille. 3rd Degree retranscrit donc le cinéma entièrement en termes de destruction, le refilmage n’est plus une propagation de la brûlure; mais l’original, le « specimen », était déjà en feu; et la brûlure, qui renvoie à l’aura benjaminienne, devient flambée - la destruction est devenue la seule réalité possible. Or, « Benjamin croit à la possibilité d’une relève dialectique de l’aura de l’original par la reproduction mécanique » : 3rd Degree apparaît comme le gros plan de cette relève, celui qui consigne l’étincelle de l’aura, la préserve et la transforme en brasier. Mais alors, s’il n’y a plus de chose, de quoi l’aura est-elle l’aura, de quoi l’image est-elle image ? S’il n’existe plus de référent autre que la démonstration, s’il faut éviter le moment de la mimésis, de quelle nature devient l’image ? Trois hypothèses possibles : 1) S’agit-il d’une image directe, perceptuelle, dont la présence concrète s’adresse aux sens ? Oui, il s’agit de travailler sur la double fragilité du support pelliculaire et du sujet humain qui y fait trace. 2) S’agit-il d’une image réflexive, autotélique, qui décrit quelque chose du cinéma ? Oui, elle révèle la variabilité plastique du défilement selon un éventail visuel très riche, de la vitesse accélérée qui estompe l’image à l’arrêt qui la consume. 3) S’agit-il d’une image conceptuelle, une proposition de la représentation ? Oui encore, avec une rare exactitude et beaucoup de profondeur, 3rd Degree décèle et qualifie certaines propriétés de la reproduction mécanique, décrite en termes de renversement et de dévastation : la duplication observée telle quelle; l’accumulation; l’intermittence; l’approximation; la disparition qui engloutit la figure dans la répétition visuelle; le recommencement infini dont la représentation se montre capable; la libération des puissance chromatiques à la faveur de l’engloutissement de la figure; le rituel de destruction qui informe la reproduction. 3rd Degree soutient les trois propositions à la fois et, à ce titre, représente un traité critique fondateur sur la reproduction cinématographique. Plus loin encore, on peut avance quelques remarques. 1) Ce qui structure 3rd Degree est la question du passage d’un niveau à l’autre : celle-ci nous confronte à une sorte de folie de la saute, qui conjoint l’allumette sous forme de motif et la brûlure de la pellicule. L’un des problèmes structurels soulevé par Malcolm Le Grice concernait le rapport entre cinéma et réalité; Sharits, à l’échelle de son oeuvre, le règle au moyen de deux solutions : soit en évacuant le référent (ce sont les films abstraits); soit, comme dans 3rd Degree, par un dispositif plus spécifique que l’on pourrait nommer celui du « Déni heureux ». Il consiste, d’une part, à affirmer le caractère artificieux du rapport entre l’image et son référent; que le motif puisse enflammer la pellicule est à la fois un gag formel et la vérité de ce rapport : la reproduction absente le référent, le métamorphose en motif; le motif fait illusion, décrète la présence, nie la reproduction. 3rd Degree transforme cette double négation en matériau. La phrase prononcée par la figure féminine et transformée par ses échos en substance sonore dit la même chose : « Écoute [littéralement, « Regarde »], je ne parlerai pas ». Avouer la vérité est une torture, un supplice - en même temps qu’une libération euphorisante. 2) Peut-on déceler une dimension « spéculative » (au sens de Sharits), donc ironique, dans la proposition ? De même que l’arrache plastique de la pellicule à elle-même se fait redoublement et superposition, travailler sur le caractère affirmatif de la destruction permet d’envisager le film au titre d’une préservation. Le refilmage n’équivaut pas à une desquamation, au contraire, il est une bandelette qui protège et qui conserve. Il resterait à faire une analogie entre la plastique de Sharits et les bandes de lin de certaines momies égyptiennes, superposées en un système de surcadrages géométriques parfaitement réguliers, s’achevant au centre par un rectangle blanc - rectangle que l’on retrouve à la fin de T,O,U,C,H,I,N,G (1968) et qui, dans les deux cas, apparaît comme la représentation ultime du visage humain. Comme André Bazin, dans la momie, Paul Sharits considère non pas la hiératique immobile mais les paradoxes dynamiques de la sauvegarde. 3) S’il en fallait une, la confirmation euphorique de la destruction se manifesterait dans un autre film de Sharits, Bad Burns (1982). Bad Burns (« mauvaises brûlures ») est un readymade, réalisé à partir des prises ratées de 3rd Degree : les chutes, les débris d’après la destruction, spontanément forment un film, le cinéma renaît de ce qui a été brûlé, Bad Burns, en un geste brillant, déclare le caractère impérissable et fertile du plus fragile des supports artistiques." -- De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, Nicole Brenez, 1998

Casting de 3rd Degree