Pigeon, oiseau à la grise robe...

Comme s'il fallait décompenser le sadisme en une larme obligatoire à l'écran. Ce sentimentalisme - posé ainsi en conflit à la rigueur - est bien malvenu : Haneke, en l'ôtant, nous aide à faire notre chemin interprétatif vers le film. Une larme versée et tout est foutu.
Dans ces familles qui ont tout le confort, il est d'autant plus intéressant d'être débarrassé de la plaie économique larmoyante pour se concentrer exclusivement sur la souffrance qui est le sujet.

(d'ailleurs, à ce propos, j'ai lu des propos de Haneke que je n'ai pas trouvé justes. Haneke, d'après ces propos, a l'air d'identifier la bourgeoisie à un habitus de la culture dominante, à une position sociale élevée, à un héritier de famille, à une aisance de vie suffisante pour dire que l'argent n'est pas un problème en soi. Dans Pingpong de Luthardt, on retrouve ce même habitus sans pour autant qu'on puisse dire que la famille en observation (puis-je dire en culture ?) soit bourgeoise. Je suis opposé à cette définition. Pour moi, la possession et la propriété sont deux choses très différentes. Haneke ne se permettrait jamais de toucher à une famille qui vivrait de la propriété privée (enfin je crois... - Pasolini préféra une famille de propriétaire dans Théorème).

Cette question sociologique est prépondérante dans le cinéma d'Haneke.

J'aime beaucoup Haneke pour cet entretien naturel d'une vision bourdieusienne de la société civile.
Cela me semble essentiel.
Et à ce titre, je le compare à Ken Loach qui lui a choisi dans sa filmographie de confronter les souffrances aux réalités économiques - et fait remarquer que bien souvent ce sont les réalités économiques qui impactent les êtres.
Haneke retire cette écharde ; il divise.
C'est un Haneke. Il y a de ces choses irréductibles qu'il n'est pas possible de toucher.
J'ai vu tous les Haneke existants et cela ne semblait pas différents des autres.
Là, je viens de sortir de séance. Je n'ai pas changé d'avis depuis que je suis entré en salle.

Dans Code Inconnu, il a exploité à sa manière un certain misérabilisme mais toujours en divisant les souffrances. En réalité, ces souffrances se confondent et se superposent mais il choisit cette manière pour aller se fondre, aller immerger le spectateur dans la compréhension de chacune des souffrances, une à une.
J'ai le sentiment d'un soin à chaque fois. C'est pourquoi quand je lis ou entends que certains évitent la souffrance psychologique des films d'Haneke, je pense qu'ils n'ont pas pris le soin de regarder assez attentivement la compréhension que cet auteur emploie pour justement panser des plaies de corps et d'esprit.
Si un accident arrivait à l'instant où j'écris et que nous sommes à présent effrayés par la vue du sang, je trouve cela assez bizarre. Oui, c'est cette conduite-ci qui est assez bizarre.
Pour moi, Haneke est une sorte de médecin visuel ou un psychiatre.
D'ailleurs je le vois très bien dans un rôle de psychiatre.

Un cadavre est une image traumatique. On ne saurait l'expliquer. Même si la personne n'était pas connue, la mort en elle-même laisse une fascination et un vide effroyable. Je pense qu'Haneke voulait commencer par cette image séparée de toute connaissance d'Anne. Si nous avions eu l'image de cette mort à la fin, sans doute me serai-je effondré aussi. Mais non, l'image clinique permet de nous dire : "mais comment a-t-on pu en arrivé là ?" et d'entrer ainsi dans une démarche de compréhension. Il y a une autre chose que j'apprécie dans ce film : c'est que la mort n'est pas esthétique. Haneke lui a foutu des fleurs pour faire joli, mais ça pue, c'est froid et c'est dur. Cela m'a donné l'impression que je voyais un mort pour la première fois à l'écran. Incroyable ! Alors qu'il y en a dans presque tous les films...

Il y a, dans ce film, une mémoire de l'amour qui veut demeurer intact et qui a besoin d'un visage intact pour se le représenter. Mais en même temps, il n'a pas promis à Anne de ne pas la mettre à l'hospice - ce qui crée chez elle une incertitude de l'avenir. Il n'a pas promis non plus qu'il ne la forcerait pas à manger, qu'il ne s'acharnerait pas.
On peut se demander à quel point l'attachement - une habitude ? - qu'il éprouve pour Anne souhaite en fait retrouver la femme qu'il aime : la femme de l'opéra. Une vision égoïste ?
Ce n'est pas aussi évident. Je crois que Georges s'applique à lui-même, il se donne les moyens d'un amour thérapeutique pour se préserver et préserver cette mémoire. Mais c'est un amour forcé, limite narcissique et égoïste. Tout le monde dit (ou tout le monde l'a un jour entendu) : je t'aimerai jusqu'à ce que la mort nous sépare, jusqu'à la fin de mes jours. Bah voilà : application... et est-ce qu'il y a de l'amour ? Non. De la pitié ? Non plus.
Il n'y a plus rien : il n'y a plus que le corps qu'on lave comme une carrosserie.

Par contre, je me pose une question : a-t-on le droit de trouver ce film totalement convenu ?
Même si j'ai passé un excellent moment, très supportable d'ailleurs, étonnamment supportable, c'est le mot et le sentiment qui me vient à l'esprit.
Je n'ai pas tellement apprécié la pudeur didactique car, au cinéma, j'appelle ça une fuite, une facilité. Mais bon, ça tient la route. Haneke nous dit : "voilà comment ça se passe derrière certaines portes". On imagine assez mal ce qu'il se peut se passer dans certaines maisons. On entre, on peut tomber sur un lit médicalisé et une personne qui le supporte... et c'est très pesant.... et tout le monde, y compris le chien de famille, fait comme si de rien n'était. Sourires et contrition obligatoire.
Par contre, dans mes expériences et dans mes professions, ce fut un beau chemin que de parcourir ce film. Parce que le film interroge sur le soin.

Toujours ce rapport à soi, autocentré, ce n'est pas un label de qualité ! Tss.
Dans les bémols, j'ai trouvé Huppert à côté de ses pompes. Et puis la scène d'entrée : j'ai rarement vu une scène d'entrée aussi mal foutue chez ce réalisateur. J'ai trouvé cela tellement faux. Rares sont les amorces chez Haneke aussi à côté de la plaque. Le ton donné à cette scène, pour l'avoir vécue des dizaines de fois, est à côté de la plaque. Cela manque sincèrement d'enquête alors que tout le reste du film se confond avec un réalisme saisissant. Ce que je reproche à cette cette scène se situe dans l'action et dans l'interprétation. A cela vient s'ajouter une incohérence dans la mise en scène.
Le premier AVC lui aussi n'est pas très fidèle mais ça je le garde pour ma gouverne puisque tu t'en fous.
Il y a une scène que j'admire à l'inverse, c'est celle où Georges congédie voire envoie paître l'IDE libérale. - J'ai tellement vu de tels soins inadaptés dans ma vie que je remercie Haneke de porter ça à l'écran. Mais ce n'est plus de la cinématographie, c'est un acte politique !

C'est amusant. J'ai l'impression de regarder ce film de haut. Sans enthousiasme. Ce devrait être tout le contraire. Comme si je l'avais déjà vu mille fois, avec plus de justesse d'ailleurs.
Je conviens que l'amour dans ce film est révélé qu'au travers du geste de mort. Même la scène du pigeon est plus à même d'émouvoir. C'est amusant.

Amusant aussi car il s'agit sans doute du film le plus populaire d'Haneke. Dans le sens socioculturel s'entend. C'est-à-dire que je trouve que l'agonie amoindrit l'appartenance sociale au profit du corps, comme une chute à un rang inférieur de corps, du corps pour ce qu'il est. Populaire dans le sens où la mort est la même dans toutes les classes sociales ; la mort est transversale aux classes sociales... Je dis cela car c'est avec ce Haneke - que je ne trouve pas très bon disons-le franchement - que je me suis paradoxalement le plus identifié, ayant été de nombreuses fois dans la position d'aidant, familial ou non.

Amusant.
Mais je dois pas me marrer. Une poilade ce film. La plus grande comédie humaine. Aies crainte, aies vraiment crainte de certaines portes, de certains mouroirs. Peut-être n'as-tu pas rencontré la mort et pire encore, la fin de vie - je te le souhaite le plus tard possible - mais voilà, un jour, il y a une forte probabilité que nous crevions tous (et je dis crever, parce que mourir il n'y a que ceux qui sont déjà morts pour y trouver une quelconque dignité).

Fermer le robinet, couper le concerto, rompre la vie. Espérons que quelqu'un nous aime d'ici là.

Créée

le 3 nov. 2012

Modifiée

le 12 déc. 2013

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Andy Capet

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