La porte en bois d'un obscur sous-sol s'ouvre brutalement et, filmée de dos, une jeune femme en sort avant de traverser longuement, errante hallucinée et incompréhensible, les inquiétantes steppes anglaises, captées dans un mystère brumeux idéal. Haletante, sanglotante sous la pluie battante, elle murmure des prières aux rochers, entend le vent susurrer son nom, avant de s'échouer devant une nouvelle porte à laquelle elle adresse des vœux de mort. Le temps de cette habile et fulgurante infidélité à la chronologie du roman, et Cary Fukunaga a déjà tordu un peu le cou à la rigidité attendue du classicisme BBC et bigrement capté notre attention : pas donc de générique pompeux ou de musique d'époque tonitruante, pas de caméra tournoyante ou de paysages fonctionnels, mais un début plutôt intrigant et viscéral. C'est que Jane Eyre conserve toujours une place à part dans le patrimoine littéraire britannique : entre roman de mœurs cruel, romance lyrique et délire mystico-gothique, l'oeuvre de Charlotte Bronté en a vu beaucoup, et pas toujours des moindres (Zeffirelli), se casser les dents sur cet inclassable et fascinant récit d'apprentissage peuplé de fantômes menaçants. Ce récit, c'est celui d'une pâle gouvernante effacée et cassante, élevée à la dure, qui va déchaîner pourtant les passions tour à tour de son premier maître ténébreux et d'un pasteur modeste puis tyrannique, et autour de qui semble planer une indicible malédiction. Comment faire de cet ovni foisonnant un de ces beaux objets proprets « awarding funds from The National Lottery » ? La réponse de Fukunaga est d'une étonnante limpidité qui cache mal un vrai savoir-faire : son adaptation aura l'académisme rutilant et occasionnellement (encore trop peu?) aventureux des récents The King's Speech ou The Deep Blue Sea par exemple, et pas celui plan-plan et délavé de Bright Star ou surtout de l'hilarante Dame De Fer.
Car si cette nouvelle version a la sagesse et la mesure orientales de son réalisateur et l'élégance et la politesse bien anglaises de ses mécènes, elle tire souvent le meilleur parti de ce verni imposé de classicisme révérencieux. En troquant l'aspect souvent figé de l'exercice contre une sous-jacente étrangeté de tous les instants, elle se pare d'une ambiguë et attirante froideur qui rend la reconstitution très immersive et la trame assez saisissante : le film semble par cette soumission calculée au lisse cahier des charges de l'adaptation fidèle coller à l'image de la relation de déférence-insolence que le roman entretient avec les codes du roman victorien. La première partie est de ce point de vue très réussie : s'emparant avec intelligence et d'un regard faussement distancié du topos de l'apprentissage, Fukanaga retrouve la cruauté d'autant plus glaçante qu'elle est feutrée du récit d'enfance de Jane dans le roman. Et dans des décors discrets et convaincants (domaine familial dévitalisé, couvent austère), le sang jaillit en silence (saisissante scène de soufflet par le cousin méprisant, où le coup brutal ouvre la plaie comme par magie noire sous le regard pâle et inerte de l'héroïne), et cette violence sourde se voit relayée à merveille par l'académisme ouaté mais toujours alerte de la mise en scène. Plus tard, attentive et patiente, la caméra s'immisce avec délice dans les rapports de force et le jeu de séduction entre Jane et son mystérieux maître Rochester, qui font tout le sel de la partie centrale du roman : jamais pressé de faire du style, Fukunaga a la délicatesse de laisser respirer les éclatants jeux de ping-pong verbaux imaginés par Brontë et les restitue avec une appréciable minutie. Cette précision et cette constante rigueur permettent enfin au film de ressaisir avec une belle acuité la sensibilité gothique et donc très visuelle du livre : on y retrouve comme dans l'oeuvre ces images allusives, presque mentales, qui traversent comme autant de mémorables incongruités le roman, retranscrites avec un beau sens plastique et une même intuition de la composition (l'enfant partageant le lit avec une morte, le château calciné, les bois romantiques de la campagne anglaise...).
Froideur sournoise de la narration, subtilités remarquables du dialogue et de la relation centrale, puissance d'évocation du gothique : Fukunaga a donc semble-t-il tout retenu de la qualité du matériau d'origine avec un bel équilibre. Ne nous emballons pas cependant : l'honnête artisan n'a tout de même pas suffisamment de génie pour rendre pleinement justice au monument auquel il s'attaque. Et, pour toute la subtile audace dont il se montre parfois capable, doit aussi à plus d'une reprise rendre les armes devant la bizarrerie un peu monstrueuse du roman, et se réfugier derrière un académisme plus convenu qui n'a pour le coup plus rien d'irrévérencieux. La dernière partie du film, celle du pasteur protecteur puis inquiétant, est ratée : là où on aurait voulu voir le film basculer comme le roman dans le délire mystique, abandonner sa retenue, Fukunaga prend visiblement un peu peur et renvoie la trame à sa banalité réaliste tout sauf passionnante, qui fera se demander aux non-lecteurs du roman son intérêt. Plus généralement, le film rechigne un peu à jouer l'hystérie, la folie passagère, et sa tension ambiguë, qui fait l'élégance racée de certaines scènes, est la limite de d'autres qui auraient appelé un traitement plus physique. C'est dans ces moments de maîtrise un peu ronronnante qu'on sent ce Jane Eyre rattrapé par la pesanteur de l'adaptation surveillée et par une exigence handicapante de mesure. On frôle un enivrant lâcher-prise, qu'on pressent qui plus est le réalisateur capable d'assumer, mais la bride est toujours rattrapée in extremis : même la superbe ouverture se verra reprise plan par plan et expliquée, quand sa beauté tenait précisément à son indécision chronologique. Dernière concession très significative à un classicisme un peu compassé : le film privilégie largement l'histoire d'amour impossible entre Jane et Rochester aux dépens d' autres aspects au moins aussi intéressants (modernité presque psychanalytique du récit, soubassement féministe assez passionnant...) mais sans doute plus délicats à fondre dans le moule poli que le film se confectionne sur la longueur.
Mais ne crachons pas dans la soupe, car jusque dans cette longue partie consacrée à la naissance de l'amour qui avait de quoi faire peur, le film ne se départit jamais d'un goût indéniable et d'une belle retenue qui lui assurent son efficacité et lui évitent une théâtralité fatale. De ce point de vue, l'extraordinaire réussite de cette adaptation tient dans le naturel idéal de son interprétation. Le casting sans failles est ainsi survolé par deux des acteurs les plus intéressants du moment. Dans le rôle de Rochester, Michael Fassbender confirme sa dextérité de caméléon à passer d'une partition à une autre : il trouve ici le juste équilibre entre présence brûlante et sensuelle d'homme qui renaît presque malgré lui à la vie et absence ironique et inquiétante de fantôme ténébreux. Mais surtout, le coup gagnant est cette Jane Eyre absolument parfaite que compose Mia Wazikowska : elle a la pâleur spectrale, le regard sévère, la frêle obstination du personnage, et une beauté hors du temps et des conventions qui n'est pas sans rappeler celle irréelle d'une Cate Blanchett, dotée d'une présence dont elle imite ici avec brio la subtile et placide intensité. Il ne manque donc en définitive pas grand-chose à cette version qui choisit intelligemment de lorgner du côté d'un mélo classique habilement altéré par des incongruités de style et une froideur cruelle. On parlait tout à l'heure avec une causticité malveillante de Jane Campion période Bright Star, mais c'était peut-être finalement cette même Jane Campion auteur de La Leçon de Piano ou de Portrait de Femme, avec sa sensibilité féministe et son audace moins policée, qui aurait pu combler les petits manques de ce très bon travail à peine trop scolaire. Travail duquel on se contentera du reste largement : après tout, quand la Loterie Nationale des Grands-Bretons nous offre en toute discrétion une relecture appliquée et consciencieuse d'un fleuron de son patrimoine littéraire, disons thank you avant qu'il ne prenne l'envie à Meryl Streep de troquer sa salopette de fan d'Abba ou ses poses de Thatcher façon musée Grévin contre, je ne sais pas, les gants de velours de Mrs Dalloway.
jackstrummer
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le 13 janv. 2014

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