De l'avènement de l'indifférenciation entre nature et culture.
Take Shelter confirme qu'une inquiétude croît dans notre civilisation, qui est celle de l'effacement progressif de la frontière entre ce qui est fait par l'homme et ce qui relève de l'accident naturel. Ca peut sembler abstrait, mais ces dernières années les oeuvres traitant du sujet se multiplient.
Parmi les mauvais il y a le film "The Happening" de Shyamalan, et parmi les bons il y a "The Road" de John Hillcoat. Dans tous les cas une situation catastrophique arrive, est arrivée, ou va arriver, mais dont la cause est éludée, laissée inexpliquée, vaguement décrite. Dans le film de Shyamalan le récit débute même sur cette idée qu'on ne pourra "jamais l'expliquer". Dans "The Road", il n'est fait référence qu'à un évènement peu détaillé ayant inauguré l'aire de la fin du monde, une série de "concussions sourdes".
Et dans Take Shelter, où la catastrophe est située dans l'avenir, c'est à travers les visions d'un homme, qui lui aussi les subit avec mystère, que s'appréhende cette question de la cause de l'apocalypse.
On ne saura jamais - et on se demandera donc toujours - comment il se fait que cet homme commun se retrouve dans sa position. D'où viennent ses intuitions ? Quel crédit peut-il y apporter en l'absence de phénomènes objectifs éprouvés par les autres ? Le film joue sans cesse sur le registre de la possible maladie mentale, restant toujours avec habileté sur le fil. A-t-il compris quelque chose sur notre monde, plutôt que sur la nature ?
Sa vie se place sous l'ombre de "la tempête" à laquelle il n'est fait référence que sur le ton du nom propre. Tout comme on dit "La Bombe" pour désigner l'ensemble des bombes nucléaires détenues par les grandes puissances du monde. Ici la "Tempête" arrive. Il ne s'agit pas d'un ouragan localisé, il s'agit d'une entité, de quelque chose qui va dépasser tout ce qu'on a bien pu connaître. Un effondrement d'un type nouveau pour lequel personne n'est prêt, mais qui est inéluctable.
Toutes ces caractéristiques sont assez étranges et ne peuvent pas se prêter à un pur évènement météorologique. On doit forcément passer à la dimension climatique, macro-météo, qui implique les actions de l'homme. L'aspect presque religieux des visions de Curtis, qui les ressent dans sa chair comme la réalité, ne suggère-t-il pas qu'il reçoive un "message" ?
Bref : la frontière entre ce qui est causé par l'homme ou pas une "nature" indépendante de lui se perd. On sort du registre de l'accident et de la responsabilité, pour entrer dans celui de la fatalité face à laquelle l'homme se retrouve impuissant.
Cette métaphore du destin collectif de nos civilisations avec un homme seul est assez frappante : il est tellement facile de faire la comparaison avec les peuples qui "savent" que "la Tempête" arrive, mais qui ont tendance à se prendre eux-mêmes pour fous, qui ont peur de se confronter à la réalité de leurs visions sur l'avenir.
Take Shelter est une contemplation très intérieure - sur l'écran et en nous-mêmes - et on sent une sorte de résistance au film qui n'est pas anodine. Même alors qu'il ne se passe rien, on se sent interrogé par le film. Et quand survient le dénouement, les dernières paroles prononcées sont un parfait révélateur de ... la "révélation" que cherchaient tout le long les différents personnages réunis par ce fameux Curtis.
Un film à voir littéralement jusqu'au bout et qui m'a laissé à bout de souffle intellectuel par sa subtilité et son degré de profondeur.
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