Angoisse eschatologique dans une Amérique en crise

Take Shelter, ou autrement dit en français "trouver un abri", "se réfugier", est un film entre rêve et réalité, ligne de crête sur laquelle joue le réalisateur tout au long de son film. S'il est ancré définitivement dans la terre, celle que Curtis creuse comme ouvrier à son chantier, celle qu'il creuse pour construire son abris en attendant l'apocalypse, celle qu'il creuse - d'une certaine manière - avec sa famille qu'il chérit et qu'il protège, ce film n'en demeure pas moins une oeuvre sur la paranoïa.

Oeuvre mêlant réalisme social, genre fantastique et conte apocalyptique, Take Shelter multiplie les ambiguïtés comme il mélange les genres. Il permet plusieurs niveaux de lecture. Celle d'une Amérique en crise, d'une Amérique rurale, profonde et blanche, où les échos de la crise des subprimes touchent à hauteur d'homme cette modeste famille à l'apparente normalité. Ou encore celle du sort d'un homme en proie à ses peurs psychotiques d'une grande violence tant mentale que physique et qui tente de protéger sa famille. A ce titre, la première scène du film, d'une grande beauté esthétique, illustre parfaitement les thèmes favoris de Jeff Nichols : le père, rempart incertain face au danger ; la Nature, pleine de menaces et insaisissable ; l'Amérique moyenne, enfin, déterminée à "garder le cap" (pour reprendre les mots du frère de Curtis) d'un quotidien normal mais perçu comme menacé.

La force du film, c'est l'ambiguité proposée par une focalisation sur le personnage principal, Curtis, de sorte que le spectateur partage ses cauchemars et visions horribles, observe ses doutes et interroge avec lui la part de réel et la part de mystère. Ce mystérieux est rendu crédible par une intégration subtile et réussie de l'irréel dans le réel, par une frontière savamment brouillée entre les deux.

Le film fascine par la tentation de s'enterrer qu'il propose, de creuser son abris, de cette obsession d'une Amérique repliée sur elle-même, où même le dernier rempart classique, la communauté, est mise violemment à distance pour se borner à la seule cellule familiale chancelante et malmenée. Take Shelter, c'est l'angoisse eschatologique dans les temps modernes. Le traitement de l'Église et de la foi est à ce titre exemplaire : le christianisme, vecteur pluri-séculaire de cette angoisse de la fin des temps, est évacuée prestement au début du film. Au religieux, transmetteur à la fois de la peur et refuge face à celle-ci, le film propose une autre issue plus contemporaine et bien plus incertaine.

Néanmoins, le film pose à mon sens problème quant à son rythme, l'empêchant d'être une réussite absolue. Si Jeff Nichols réussit parfaitement à saisir le spectateur par des plans à la fois particulièrement anxiogènes et d'autres touchants, il souffre d'une certaine monotonie, laissant le sentiment d'une oeuvre répétitive et pleines de longueurs. Le parti pris du réalisateur, assez évident, est de proposer non pas une escalade vers l'horreur, mais plutôt une narration plate appuyée par une musique certes envoutante, obsédante et inquiétante, mais lancinante. La psychose du personnage débute à la première scène de la même manière que lorsqu'elle s'achève à la dernière, le chemin de l'angoisse reste trop pesant et suspendu. L'attention du spectateur, malgré la tension indéniable du film, n'est pas toujours captée.

Film non pas sur la fin du monde, mais sur la peur de la fin du monde, il offre un plongeon réussi dans le cauchemar d'une tempête non climatique mais mentale. Enfin, on soulignera le formidable trio d'acteurs, les sensations subtiles proposées et la beauté formelle de l'image, où on ne sait plus trop si l'apocalypse, finalement, c'est l'horreur ou le sublime.
Yamuna
8
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le 20 oct. 2013

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