Le Maître fait son show, parmi des fidèles tout acquis, jette un regard à sa jolie femme. « Je suis amoureux. Qu’est-ce que l’amour? C’est à la fois un plaisir et une douleur. Je vais vous en parler. » Cut. Le Maître danse parmi les siens. Gros plan, le vagabond regarde, et toutes les femmes sont nues.

Paul Thomas Anderson nous a toujours parlé d’amour : que ce soit celui qui transformait un glauque fait divers en parabole sur la rédemption dans Hard Eight, celui qui permettait à une équipe de cinéma pornographique d’être une communauté unie par l’affection et la création dans Boogie Nights, celui que recherchaient désespérément les personnages et l’auteur de Magnolia, celui surtout, splendide et transcendant, qui illuminait tout entier et donnait une raison à la violence du héros de Punch-Drunk Love : Ivre d’amour, son chef-d’œuvre. Cet amour même qui émergeait timidement à la fin de There Will Be Blood, alors que tout avait consisté en la solitude violente d’un asocial fondateur du capitalisme moderne, et sa confrontation avec un autre asocial qui trouvait sa voie dans la corruption spirituelle : aux derniers instants de cette terrible Genèse commémorant la mémoire de deux monstres qui fondèrent la San Fernando Valley (lieu de tous les films de P. T. Anderson jusqu’à son dernier), un Adam et une Eve, le fils du premier et la sœur du second, se libèrent. Tout est amour.

Ici aussi, un soldat, de nom Freddie Quell (du moins le croit-il), tente de se libérer à la sortie de la guerre, se libérer de ses traumas. Mais le veut-il vraiment? en tout cas, il erre, apprend la photographie, fait des boissons avec du diluant et de l’essence, empoisonne un vieillard qui lui rappelle son père, se bat. Et puis, sur un de ces bateaux qu’il n’a jamais vraiment quitté, lui, le matelot de toujours, il rencontre Lancaster Dodd, commandant du navire, philosophe, physicien, mais avant tout un homme, comme il dit.

Anderson n’a pas fini de se demander : qu’est-ce que l’amour? c’est-à-dire, dans ce film magique : qu’est-ce qui lie le Maître et le vagabond? relation de professeur à élève (A la rencontre de Forrester), de père à fils (Big Fish), de maître à valet (Intouchables), de créateur à créature (Frankenstein), de héros à ennemi juré (Heat)… autant de couples fameux qui ont façonné les plus grands films, y compris ceux de Anderson (père et fils adoptif dans Hard Eight, réalisateur/pygmalion et acteur/muse dans Boogie Nights, ou tous ceux de Magnolia) et que celui-ci s’efforce s’ausculter, de virtualiser et de comprendre. Pourquoi cette affection? Il serait toutefois réducteur et faux de faire de The Master la chronique d’un amour homosexuel refoulé à la manière de J. Edgar de Clint Eastwood. Le spectre est plus large, et prend un autre visage dès qu’on croit le saisir, comme Casper le gentil fantôme que va voir Freddie au cinéma juste avant l’épilogue.

Certes le film parle de sexe, beaucoup même, peut-être que de ça, mais sous des formes multiples. Tout est sexe. C’est à la fois une voie et une esquive. A l’ouverture, Freddie Quell est sur une plage avec les autres soldats, parle de ses couilles et de pic à glace, regarde la lutte, mime la copulation avec une femme faite de sable mouillé, se masturbe dans la mer, s’endort près de la déesse d’arène. Revenu aux Etats-Unis, il déjoue le test de Rorschach en interprétant tous les dessins de façon sexuelle. L’un d’entre eux, « une bite à l’envers », ressemble étrangement au symbole de la Cause plus loin dans le film, une bougie formée de deux visages confondus.

Quand Peggy Dodd, la lady MacBeth version americana, surprend le regard de Freddie lors de la scène évoquée au début de ce texte, elle reprend son mari en main, masturbe Lancaster en lui intimant de dorénavant ranger son engin dans le slip.

Dans le lavabo, dans la mer, le sperme ne va nulle part. Freddie et Lancaster ont tant de violence et de passion, mais le monde des fifties est si plat qu’il n’a nulle part à se réaliser. Dans Secrets et Mensonges de Mike Leigh, le personnage héroïque du frère prend en photo toutes sortes de personnes, des gens qui regardent droit caméra : l’une d’entre elles est une femme défigurée, qui a besoin d’une photo pour un procès, et qui demande de la « faire bien dégueulasse ». Le photographe s’exécute, comme le cinéaste, prend en charge cette réalité, non par perversité mais par nécessité. Ici, c’est l’inverse. Freddie a des regards et des sourires de figures parfaites, de bonheurs totaux, de familles unies. La société, bâtard dégénéré d’une communauté grandie trop vite et d’un commerce devenu symbole, est un réseau d’échanges cordiaux et vides. Tout est argent. L’Amérique y voit le signe d’une harmonie céleste, Freddie y voit une barrière, une conformité ahurissante qui étouffe la puissance. Le problème est d’être heureux alors que « la plupart des gens sont des cons », confie Freddie comme le faisait avant lui Daniel (There Will Be Blood) ou Barry (Punch-Drunk Love). C’est un homme de l’Océan, il y revient sans cesse. Pas l’océan magique et soyeux d’Océans de Jacques Perrin ni le liquide fœtal de Abyss de James Cameron. Ici, c’est une surface minérale, dont la minéralité même figure le découlement, la description, le surgissement des différents êtres du monde dans l’esprit de Quell et de Dodd, comme le sable, comme les majestueuses montagnes d’ocre et de gneiss où est caché le précieux trésor du Maître (elles ressemblent étrangement à celles de The Tree of Life). Rien n’est uni, tout est autre et défi. C’est l’océan de la mythologie, à la lumière pure, qui renvoie à sa propre énergie et vie. Quell aimerait bien que son sperme ait fait vivre une Aphrodite de sable. Dodd aimerait bien faire naître un monde. Ce sont deux libertaires qui veulent exercer leur liberté. Certes, d’autres vont s’abétifier et se soumettre en suivant le mouvement, mais au fond ce n’est pas le problème. C’est aussi une corruption spirituelle, mais sans faire exprès. Quell et Dodd, eux, voyagent. Tant pis pour les dommages collatéraux. Il faut faire le vide.

Les deux plus grands acteurs de leur génération, Joaquin Phoenix (39 ans) et Philip Seymour Hoffman (45 ans), se confrontent, prennent leur mesure, se battent. Jeu grotesque et déglingué du premier (beaucoup le lui reprocheront, y voyant un cabotinage excessif : qu’ils regardent un documentaire sur les rescapés de guerre comme Que la lumière soit de John Huston, ils verront si c’est du cabotinage) rappelant l’animalité de Plainview (There Will Be Blood), bonhommie réfléchie et charismatique du second, comme le leader interprété par Tom Cruise (par ailleurs une des figures de la scientologie) dans Magnolia. « Te soucies-tu de l’image que tu renvoies? » demande Lancaster Dodd à son protégé. Que signifient cette performance permanente du maître, ces éclats de violence du vagabond? Un rapport rigide et fluctuant, structuré par des règles informulées. Tout est loi. « Quand on est solitaire, on n’a rien d’autre à faire que des numéros. [...] C’est une violente critique de l’idée que l’humanité pourrait s’accomplir comme une collection de performances. Et la performance est donnée comme la forme non humaine de l’homme, parce que le prix de la performance est le non-amour, l’absence de l’amour. » dit Alain Badiou sur Magnolia. Ici aussi, l’aveu et la déclaration, aspects pourtant essentiels de la scénographie traditionnelle, et en particulier du cinéma psychologique américain des fifties (Kazan, Huston), sont renvoyés à leur inutilité, à leur vanité, même quand c’est le Maître et son disciple qui s’affrontent. L’amour, c’est autre chose.

Là vient le culte. Le personnage de Dodd s’inspire de la carrière passionnante de L. Ron Hubbard (P. T. Anderson aussi voulait faire de la science-fiction quand il était jeune). Un autre réalisateur aurait sans doute livré la description sociologique de l’emprise que prend ce manitou sur ses fidèles, cette manipulation et cette vague de folie, à la manière de La Vague. Si l’on cherche cela, il y a déjà de bons films sur le sujet, Le Malin de Huston ou Le Prédicateur de Robert Duvall. The Master renvoie ces films, aussi aboutis soient-ils, à leur paresse face au pouvoir de la mise en scène, et à leur incongruité : il ne s’agit pas de décrire le phénomène de l’extérieur, avec l’assurance suffisante de l’antipathique sceptique qui pique le Maître magnifique de ses propos cyniques lors de la réception*. Il sait les réponses à ses questions, lui reproche justement Dodd dans une colère monstre, avant que Quell le tabasse le lendemain. Car ce à quoi on est confronté est moins une secte (cela viendra plus tard) qu’une vision, une vision à la fois religieuse et contraire à la religion, car cherchant sous l’influence du héros Quell le libre-arbitre. P. T. Anderson, lui, va utiliser toutes ses ressources pour voir cette hypnose de l’intérieur, les yeux de Amy Adams qui passent du vert au bleu au noir dans une splendide idée de cinéma, les vêtements qui tombent, les souvenirs qui émergent d’un coup, le temps d’un cut, d’une lumière dissymétrique, d’un son qui commence systématiquement avant l’image.



D’où la forme dissonante et libre du film, qui pourra désarçonner. La musique déglinguée de Jonny Greenwood et les chansons surgissent d’un coup, les gros plans rythment et structurent les points de vue pour créer une géographie des relations avec une maîtrise exceptionnelle, les compositions de Mihai Malaimare Jr. se suivent et ne ressemblent pas, se heurtent même, visions baroques de visages délavés ou caméra mouvante face à des actions sans but (danse, bagarre, course en moto). Cette forme rêche devrait être étouffante. Pourtant, The Master est sans doute le film le plus rafraîchissant que l’on ait vu au cinéma depuis longtemps, un souffle d’air. Le cinéma d’Anderson est loin de faire l’unanimité, payant pour le dogmatisme de certains de ses admirateurs : on blâme son ambition, cette volonté de partir de l’expérience intime vers l’expérience globale du monde comme Malick,- sa modestie, donc, paradoxalement, le créateur s’effaçant derrière la création, alors que d’autres font de leur nombril un univers et préfèrent aller du macrocosme au microcosme. Son dernier opus ne brise pas cette logique, il est même plus opaque, en raison de la vastité des détails et des thèmes: il faudrait écrire sur le film de nombreuses pages, chaque séquence et chaque plan étant objet de lectures et de visions. C’est sa grandeur et ce qui fait qu’il est parfois difficile à appréhender, les créateurs (réalisateur, compositeur, photographe, acteurs) ne faisant rien pour faciliter le contact, chacun cherchant à pousser plus loin la figuration maniaque. C’est un de ces films pour lesquels il faut être prêt à se hisser sur les pieds.

The Master parle de la joie de cette création pourtant. Freddie Quell et Lancater Dodd, ce sont le corps et l’esprit, l’action et la réflexion, l’image et la lettre. Leur rencontre fait des étincelles, la moindre d’entre elles n’étant pas le regard. On pourrait croire les personnages et leurs interprètes hermétiques et narcissiques. Et pourtant, le temps d’un plan, le regard triste de Freddie s’illumine, devient joueur. Sur le paquebot au début, Freddie interrompt malicieusement de jeunes auditrices écoutant les palabres de Dodd sur une bande sonore : « L’humain n’est pas un animal. Il est esprit, il s’élève au-dessus de tout cela etc. etc.« , par des grognements et une invitation à baiser qu’il tend à l’une d’entre elles. Il promène sa silhouette simiesque dans le belle demeure bourgeoise. Lors de la première séance de thérapie avec Dodd, il pète. « Rire, c’est bien », reconnait le Maître, le même éclat dans les yeux. « L’origine c’est vous », déclarera-t-il lors de son grand discours, influencé par son élève, « et l’important est de rire ». A nouveau, lorsque Quell s’est exilé, il rejoue avec un avatar féminin de Dodd une parodie de l’hypnose originelle. Voilà la clé de ce rapport franc et lumineux, par-delà les barrières du mur de bois et de la fenêtre de verre, du portail de prison et des perspectives closes des plans. Voilà l’origine de l’émotion profonde des dialogues de Dodd et Quell seuls, en simples champs-contrechamps. Voilà la finalité de l’humour où baigne le film (sans doute, comme There Will Be Blood, peut-il être reçu lors d’une seconde vision comme une véritable comédie). Une alliance de la spiritualité et de l’animalité. La beauté de cette création, et non de la réception, les spectateurs du film sont au fond plutôt moutons, comme les fidèles de La Cause. Il s’agit d’aller plus loin, de bousculer les croyances, de voir un autre panthéon. Effroi logique de Helen Sullivan (Laura Dern), une mécène, lorsque le Maître remplace la sentence de départ d’une session « Do you recall? » par l’interrogation « Do you imagine? » Le rêve, comme la folie, font plus peur que les vies antérieures.

D’ailleurs, il y a quelque chose de l’héritage cinématographique dans la relation du vagabond et du Maître, particulièrement visible lors de la confrontation finale, à nouveau dans un lieu maîtrisé et abstrait comme ceux où se résolvaient Punch-Drunk Love et There Will Be Blood, et qui suit la séance au cinéma où le regard de Quell s’était illuminé une nouvelle fois : la bénédiction du poète à la Steinbeck par le patriarche établi Altman/Kubrick/Demme. Paul Thomas Anderson, réalisateur sous influence (Boogie Nights est d’une certaine façon un pot-pourri du cinéma de la fin des seventies), qui dédia son film précédent à la mémoire d’Altman, comprend et dépasse cette filiation. Ce n’est ni le début ni la fin : amis dans le passé, ennemis dans le futur. Ni dieu ni maître? Tout est relatif.

Le film revient souvent à l’océan, il y retourne encore à la fin. Ce fut la rencontre de l’Iliade folle d’un Maître, désireux de briser les murs autoritaires de la vie et de l’esprit, et de l’Odyssée éternelle d’un vagabond, parti à la recherche d’une Doris devenue Doris Day (l’Amérique perdue? évitons les lectures trop faciles). Le film tout entier tendait vers la mythologie : la fille évoquait Phèdre, le fils Pyrrhus, l’épouse Clytemnestre. Freddie ramenait le socratique Lancaster vers les forces païennes (dans le sens de Pan) du monde. Non, l’humain n’est pas qu’esprit, il n’est pas au-delà du monde et des autres animaux. C’est sa beauté. Il se construit des rêves, se retourne vers son monde intérieur, mais le projette sur des femmes de sable. Que cache cet océan? Rien, justement, à la différence des mystic rivers un peu faciles du cinéma néogothique américain, cet océan est une surface libre et minérale, où les vagues se heurtent et se répètent. L’antienne hantait le film, depuis ses thèmes (rien qu’un exemple: la destruction nucléaire) jusqu’aux objets (rien qu’un exemple: observez les couverts) en passant par les personnages (rien qu’un exemple: le Maître avec son fils génétique, le Maître avec son gendre), telle les structures répétitives de Philip Glass. Le film finit sur une plage, avec cette Vénus de pacotille, ces souvenirs qui se ressassent jusqu’à devenir beaux, ce mythique qui émerge des accolades joyeuses d’animaux (les retrouvailles après la prison), par-delà le temps et l’espace. These are the days, my friend. Einstein on the beach? Pourquoi pas. Un grand film.

Bonus-clé : une histoire juive

Le premier Juif, Moïse, a dit : « Tout est loi. »

Le second Juif, Jésus, a dit : « Tout est amour. »

Le troisième Juif, Marx, a dit : « Tout est argent. »

Le quatrième Juif, Freud, a dit : « Tout est sexe. »

Le cinquième Juif, Einstein, a dit : « Tout est relatif. »

*Je suis sévère avec les deux exemples précédents. Ces deux films-là (surtout celui de Huston) saisissaient déjà le caractère intime et spirituel des expériences collectives,- mais sans aller aussi loin que le concept de The Master ; et c’étaient déjà des cas à part.

Note : 9,5/10

Joachim
Cin_edhec
9
Écrit par

Créée

le 27 sept. 2014

Critique lue 260 fois

Cin_edhec

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