... toujours grandiose. Eh oui, l'histoire du cinéma, si tant est qu'il y ait la possibilité d'une histoire du cinéma, est cruelle : rares sont ceux qui y survivent. Et parmi ceux qui miraculeusement ne se font pas dévorer par l'oubli, seuls quelques-uns résonnent avec les temps nouveaux. Si À nous la liberté ! est de ceux-là, c'est en partie à cause de son caractère intemporel, et de sa subversion qui, malheureusement, nous renvoie à des événements bien contemporains.


Le message du film est relativement clair, frontal, et marxiste : l'usine, c'est littéralement la prison. On y fait les mêmes gestes répétitifs et chronométrés, surveillés par les mêmes types aux regards sévères, on y mange la même soupe accompagnée du même pain rassis. René Clair croit aux pouvoirs de l'image, et les liens entre les deux mondes se font par un jeu de ressemblance : quelle différence entre ces détenus marchant en rang pour rejoindre leur cellule, et ces travailleurs alignés pour rejoindre leur place de travail ? Un même travelling latéral accompagne les chevaux de bois fabriqués par les prisonniers et les phonographes des ouvriers sur le tapis roulant, et tout est dit. Inutile de rappeler que Chaplin ne sera que dans le prolongement de cette vision avec Les Temps Modernes, bien que le traitement en soit assez différent.


Le fait d'ériger le personnage de Louis (voleur notoire tout juste échappé de prison) au rang d'une grande compagnie est aussi très parlant : les capitalistes sont des bandits, et la bourgeoisie dont ils jouissent n'est qu'une construction sociale absurde, aussi fragile qu'un château de carte. Pourtant, si cette frontalité s'éloigne de tout simplisme, c'est parce que René Clair aime ses personnages, et distille un humour très communicatif emprunt d'ironie. On entend parfois dire que le film n'était pas très moderne à cause de son ancrage dans le cinéma muet : au contraire. En limitant ses dialogues à un usage comique, René Clair s'épargne la plupart des lourdeurs qui rongeaient alors le cinéma avec l’arrivée du parlant, comme leur absurde volonté de vraisemblance qui se limitait très vite à un manque de créativité. Cette volonté de vraisemblance est d'ailleurs déjà détournée par René Clair (bien avant Godard) lors de la scène du tourne-disque : le son au cinéma n'est qu'une création, des "ptits bouts de trucs assemblés ensemble". Pourquoi passer par la parole, quand l'image seule peut nous transmettre un discours ? En cela, n'était-il déjà pas déjà moderne, éloignant avec force le cinéma de toute représentation théâtrale ? Seul bémol : les chansons, qui du coup cassent un peu cette dynamique, en plus d'être parfois inaudibles à cause des problèmes de son liés à l'époque.


Enfin, il est à noter l'aspect avant-gardiste du film : on y entrevoyait déjà un futur où la machine remplaçait l'Homme dans sa besogne, toujours avec une certaine ironie et une forme d'anarchisme dissimulé. En témoigne l'un des plans finaux, travelling en trois parties d'une beauté inouïe, qui encore une fois en dit plus que n'importe quel dialogue pourrait le faire. Le travelling c'est le mouvement mécanique par excellence et le cinéaste l'a bien compris : comment mieux filmer l'intérieur froid et déshumanisé d'une usine que par un travelling, mouvement qui par ailleurs fait écho au tapis roulant et à sa marche unidirectionnelle de pur asservissement ?


Finalement, par sa fin relativement optimiste, René Clair nous le répète, et on veut bien le croire : la liberté est là où l'argent ne règne pas.

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le 10 déc. 2017

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