Un cri dans qui fend la foule : le nouveau film de Jia Zhangke, A Touch of Sin, peut d’abord surprendre par sa violence, pour la première fois aussi crue chez l’auteur, et par la virulence de la critique qu’il adresse au gouvernement chinois. Pourtant, les amateurs de cet auteur qui pouvaient craindre d’y voir s’y perdre un peu de sa finesse peuvent se rassurer : Jia Zhangke ne sombre jamais dans la gratuité et offre avec A Touch of Sin le plus beau film sur la Chine contemporaine.

S’inspirant de quatre faits divers, Jia dessine une fresque, et fait évoluer ses personnages aux quatre coins de la Chine, offrant ainsi une variété de paysages, d’accents, de visages étourdissante, et si bienvenue lorsqu’il s’agit d’évoquer un pays aussi vaste que la Chine. On traversera la Chine en passant par le Shanxi (Nord-ouest), région marquée par l’industrie métallurgique et les mines de charbons, le Sichuan (Sud-ouest et zone intérieure) et la monstrueuse métropole de Chongqing (une des quatre municipalités autonomes), Yichang dans le Hubei (Chine centrale), et enfin la province de Guangdong, dont la partie la plus active économiquement se situe sur la côte (Sud-est, à la frontière de Hong-Kong). Le trajet que dessinent les personnages, dont la plupart seront des migrants, dessinera une boucle, jusqu’à cet incroyable final sur lequel on reviendra.

Ce qui est frappant, pour ce qui pourrait se présenter comme un film choral, est l’absence de liens directs entre ces quatre histoires : si les personnages se croisent dans la première partie du film (l’ouverture avec le motard qui deviendra le héro du deuxième volet, le passage d’une histoire à l’autre par le biais d’un bus pour ouvrir le troisième), ils ne se rencontrent jamais, et ces liens si minces qui raccordent les parties, tendent ensuite à disparaître. C’est un simple fondu qui nous fait entrer dans la solitude du héros de la dernière partie du film.

C’est que dans ce monde que nous décrit l’auteur, l’individualisme règne. Le beau mensonge du communisme peine à faire illusion et s’est même transformé en une blague de mauvais goût (le club Golden Age dans le quatrième volet) : le peuple, cette notion pourtant si forte, peine à exister à l’heure où seul l’argent s’impose comme valeur, où la corruption est la meilleure voie pour « réussir » et où la seule résistance possible est l’acte de violence. Le titre original du film Tian Zhu Ding (天注定) renvoie à la fatalité, à une forme de destin. Ces quatre personnages n’ont en commun que ce passage forcé par la violence : comment se faire entendre, respecter, comment s’échapper, et même exister, si ce n’est en commettant l’extraordinaire ? Jia Zhangke oppose mais tente aussi de lier, par la mise en scène, cette force individualisée, isolée, souvent malgré elle, à ce peuple qu’il continue à filmer, comme pour prouver qu’il existe encore. Le peuple, le laobaixing (老百姓, Lao signifie affectueusement « vieux » et Baixing les cents noms), oublié dans son ensemble et gangréné par les dérives du capitalisme sauvage, est fixé par la caméra, comme toujours à la limite du documentaire, de Jia Zhangke. Car les héros sont aussi des relais, pour déplacer le plan afin de découvrir souvent, dix, quinze, vingt autres visages, vies, actions. La représentation minutieuse des actes du quotidien, qu’il s’agisse de rites religieux, de repas, de la célébration du nouvel an, ou encore de la représentation d’un opéra populaire, permet de faire ressortir avec plus de violence encore ces meurtres, ces mises à mort. Et c’est aussi au détour d’une acte anodin qu’on raconte tous ces autres faits divers, hors champs (meurtre, accident de train).

La complexité de la mise en scène de Jia Zhangke, qui mêle aussi bien le genre, le réalisme que le symbolisme, offre ainsi de nombreuses couches de lecture. La présence fortement symbolique d’un large bestiaire renvoie à la superstition et permet aussi de lier ces quatre histoires. Chaque personnage, chaque héros ou héroïne verra son humanité renvoyée à l’animalité. Dahai qui enveloppe son fusil d’une tapisserie représentant un tigre rugissant, libère de la cruauté un cheval, traitant le tortionnaire de « brute sauvage » ; Zhou San qui suit des bœufs enfermés à l’arrière d’un camion ; Xiao Yu qui ne cesse de croiser des serpents (y compris sous les traits d’une guerrière à langue fourchue dans le film qui passe lorsqu’elle est assoupie dans le Sauna où elle travaille) mais aussi ces mêmes bœufs, un singe, dans une scène presque hallucinée ; Xiao Hui, qui accompagnera sa belle libérer un poisson, et qui prendra son envol peut-être comme un dragon, geste qui fera écho à l’interrogation de Xiao Yu, « les animaux peuvent-ils se suicider ? » . Car si les hommes sont de pires brutes que les animaux, ces derniers ne pourraient-ils pas être les derniers témoins de notre humanité ? Le regard de Xiao Yu rencontrant tour à tour ceux des bœufs, du singe, et de la belle aux serpents semble la rappeler à sa propre conscience.

Mais le constat est terrible : c’est bien dans la brutalité du geste, dans la force de l’instinct que se manifesteront ces héros d’une Chine à deux vitesses. Mais sortir du rang, essayer de s’approcher de ces vignettes de « réussite » (le président de l’entreprise où travaille Dahai) ne peut que se retourner contre vous comme un grand coup de pelle en pleine face. Jia Zhangke semble amer quand il nous donne à voir l’horrible travestissement des traditions (l’accueil tambours battants à l’aéroport d’un demi-dieu venu du ciel ; les jeunes filles en maillots de bain et coiffes traditionnelles) ou ce qu’est devenu l’imaginaire communiste. Serait-on arrivé à faire pire ? Dahai, s’il était né plus tôt, serait peut-être général, lui dit au début du film un ami – il deviendra un meurtrier.

L’ère communiste est bien révolue. Heureusement, oui, mais le peuple si cher à l’idéologie qui a malmenée l’empire du milieu pendant un demi-siècle semble lui aussi avoir été laissé sur le bas-côté. Jia Zhangke continue à l’observer, sur sa route. Le dernier plan bouleversant, qui nous place au cœur d’un moment de collectivité et d’une tradition millénaire, nous donne à voir ce peuple, ces visages, que ne voient plus depuis longtemps les hautes sphères de Pékin. Alors, regardons-les.
qiuqiu
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le 28 déc. 2013

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