Schizophrénie & création : les naufragés du réel

Dans "A travers le miroir" Bergman explore les galeries souterraines reliant la création et la folie. Sortie de l'hôpital psychiatrique, Karin se réjouit de retrouvailles qui pourraient l'aider à rétablir son équilibre psychique. Son père David a promis d'être disponible pour elle et pour son fils Minus. Ils se retrouvent dans une île avec l'époux de Karin (Martin). Mais la fête commence mal : David distribue des cadeaux stupides, caractéristiques de son manque d'attention envers ses proches et d'un profond malaise (culpabilité envers sa famille). Minus a écrit une petite pièce, qu'il joue avec Karin, destinée à tirer son père de son indifférence... C'est raté, David se préoccupe surtout des corrections sur épreuves de son dernier roman...

Ainsi trois âmes en détresse sur une île perdue lancent un S.O.S. Leurs souffrances les rendent inaptes à s'entraider. Et Martin ? Ce médecin est désorienté, doit-il se comporter envers Karin en mari ? en amant ? en thérapeute ? Ses mensonges et sa pitié envers la malade désagrègent l'amour. Plus âgé qu'elle, il la voit comme sa fille, une énigme vivante... Incomprise de Martin et de David, Karin fait de Minus son confident (la bonne volonté du jeune homme est touchante). Sur une partita pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach, ces âmes à la dérive endurent angoisses et incommunicabilité, solitude et vacuité, fantasmes religieux et sexuels. L'aîné tombe dans les pièges de l'imagination créatrice et les benjamins perdent la boussole...

Dans le huis clos de l'île, un naufrage familial s'annonce avec une promenade en barque, puis se confirme dans une épave échouée sur le rivage. Dans leur barque, David confie à Martin l'échec de sa vie familiale et ses difficultés de romancier. Martin lui reproche l'inconsistance de ses personnages et surtout d'exploiter les étapes de la dégradation mentale de sa fille pour un nouveau roman. Hanté par le néant de son existence, David vient de rater son suicide... Dans les entrailles d'une épave échouée, où l'eau stagnante reflète des visions de cauchemars, Minus rejoint Karin, épouvantée par des hallucinations, pour l'aider et la réconforter, mais elle le fait basculer dans ses fantasmes.

La crise est exacerbée par des points de vue sur la réalité qui vacillent : réalité ou schizophrénie galopante ? création artistique ou prolifération de personnages chimériques ? Karin sent la réalité lui échapper, traverse le miroir vers la folie, des fantasmes exaltés et la dissociation psychique. Dans son monde délirant, des voix lui ordonnent d'attendre car Dieu doit venir... A travers le miroir des apparences David constate le mensonge de ses romans. Quel beau prétexte, quel refuge idéal pour son égoïsme ! Depuis toujours il fuit ses responsabilités envers sa femme (morte folle), sa fille (engagée dans la même impasse) et son fils (perturbé par l'absence d'un père, ce Dieu caché).

Pour David la création romanesque est une vocation satanique. Minus se sert de la fiction (pièce de théâtre) comme passerelle pour établir un contact et communiquer avec son père. Il espère enrichir la réalité, la sienne et celle d'autrui, grâce au "mentir vrai". L'évacuation en hélicoptère de Karin est un rappel salutaire au réel. David écoute enfin son fils, lui répond d'adulte à adulte : - "Papa ! Je suis tombé hors de la réalité. Est-ce que je vais pouvoir y revenir ?"
- "Tu dois t'accrocher à quelque chose Minus, quelque chose qui te donne une raison de vivre". Quelles sont nos raisons de vivre : Dieu ? l'Amour ? Minus exulte, touché par la grâce d'un Magnus retrouvé : "Papa m'a parlé !"

lionelbonhouvrier
8

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le 24 juin 2022

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