"So may we start ?"
Ces mots prononcés par Leos Carax lui-même au début du film résonnent avec son précédent projet, Holy Motors, oeuvre méta complètement dingue où le burlesque se mêlait au sublime dans une réflexion sur ce qu'il était encore possible de créer au cinéma. Carax nous prévient dès le début de Annette, de la même façon, que son film n'est pas à mettre entre les yeux de n'importe quel spectateur : seul celui qui saura véritablement retenir son souffle - et donc se laisser complètement embarquer sans prendre du recul au moment même où il regarde les premières images - pourra adhérer à Annette. Les autres resteront sur le carreau (c'était notamment le cas d'un jeune couple insupportable à côté de moi dans la salle qui ne cessait de le signifier). Car oui, on croit le cinéma de Carax intellectuel à tort : il demande au contraire une sensibilité à toute épreuve, il ne demande aucune démarche de réflexion, ne demande pas à être compris. Annette est une oeuvre qui ne cesse de s'expliciter, se départit de toute subtilité pour se faire frontale en permanence. Ce n'est pas une oeuvre intimiste, recueil de nouvelles que pouvait être Holy Motors, c'est une fresque, une fable où les sentiments des personnages se veulent toucher à l'absolu, à l'instar d'un théâtre à l'antique.
Leos Carax se saisit de la splendide musique composée par les Sparks pour produire un film total, au sens où l'on saisit dès la première séquence (monumental morceau "So May We Start", qui trotte dans la tête un bon moment après la séance) qu'il ne se refusera rien. Avec ce jusqu'au-boutisme ni modeste, ni vaniteux (le film ne "prétend" rien, il montre tout), Carax peut se permettre de faire une déclaration de guerre à un cinéma enchaîné par de trop nombreux codes. Annette se défait du fil narratif qui ne devient qu'un prétexte servant le voyage visuel et sonore, il se défait aussi du besoin de dialogue (les personnages parlent le plus souvent frontalement, à eux-mêmes à un public intra ou extradiégétique). Il se défait également d'une frontière trop souvent instaurée entre le grotesque et le sérieux. Tout est fabriqué, parfois d'un kitsch à la limite du mauvais goût, les ficelles tirées par Carax sur ses pantins (dans tous les sens du terme) sont énormes, mais c'est un artificiel qui vaut pour lui-même, exhibé et assumé dans toute sa splendeur. En refusant la suggestion, le psychologique, le réalisme, Carax impose ses propres lois. Il définit un espace presque scénique où tout peut se redéfinir. L'éclairage, qui laisse lui aussi passer une lumière très frontale, rappelle également le plateau de jeu. Mais si le film prend le plus souvent le théâtre à la fois comme objet et sujet, Carax n'en parvient pas moins à parler de cinéma en faisant du cinéma. Du grand cinéma.
Le tout est porté par l'oeuvre anti-comédie-musicale des frères Mael, qui font apparaître des mélodies étranges, entêtantes, lorsqu'on s'y attend le moins et les font disparaître à chaque fois qu'on pourrait s'y installer. A noter également les interprètes avec une Marion Cotillard magnétique, un Simon Helberg étonnant (une magnifique séquence en caméra panoramique) et surtout... Adam Driver. L'acteur déjà excellent dans Marriage Story récemment ne cesse de surprendre, et livre ici une performance monstrueuse. Avec sa carrure tout en muscles, associée à une voix beaucoup plus fragile, il constitue une créature idéale pour Leos Carax comme on en voit rarement au cinéma.
Carax, le magicien. Qui tire de sa caméra un univers merveilleux et cruel, tirant parfois vers l'excessif et la laideur, mais toujours inattendu. Et surtout, maîtrisé de la première à la dernière seconde.
Allez, arrêtez de lire cette critique et courrez le voir en salles, parce que c'est là-bas qu'il faut le découvrir !