[attention, critique qui dévoile des parts importantes de l'intrigue]


Assurance sur la mort, c'est le film noir comme on l'aime. Celui avec le mec en imper et chapeau qui craque son allumette sur ses ongles. Celui avec la femme fatale bien blonde, quasi-nue lors de sa première apparition, avec la chaînette à la cheville. Celui avec cette forte tension sexuelle, que ce soit dans les dialogues ou dans des ellipses qui en disent long (beaucoup plus long que ce que le code Hayes permettait de dire explicitement, et finalement bien mieux que les étalages de nudités que l'on nous assène de nos jours).


Assurance sur la mort, c'est le film noir urbain par excellence. Depuis la scène d'ouverture avec la voiture dévalant à toute allure une rue en travaux et grillant allégrement les feux rouges, jusqu'aux bureaux de la compagnie d'assurance où travaille Neff, le décor urbain filmé de façon réaliste participe pleinement au film.
Un décor urbain avec son élément constitutif essentiel : la voiture. Finalement, la voiture est quasiment un personnage à part entière du film. Le film commence avec une voiture. C'est dans une voiture qu'a lieu le crime, et c'est une voiture qui sert d'alibi à Neff. Et surtout, dans toute une première moitié du film, la voiture permet de faire le lien entre les deux décors les plus importants du film, la villa de Phyllis et le bureau de la compagnie. C'est dans sa voiture, pendant ses trajets entre ces deux lieux hautement symboliques, que Neff se torture l'esprit de dilemmes moraux. La voiture est le lieu du balancement entre le crime et la vertu.
Autre lieu essentiel du décor urbain, l'appartement de Neff, qui nous offre deux scènes formidables. La première est celle du basculement de Walter dans le crime, la seconde est celle où il apprend que Keyes a compris l'embrouille, et que tout se finira mal. La première scène rapproche Neff et Phyllis, la seconde (marquée par un formidable suspense, avec cette porte étrange qui s'ouvre vers l'extérieur) signe le début de leur éloignement.


Assurance sur la mort, c'est le film noir où on appréhende avec le plus de clarté que le genre ne s'apparente pas au policier, mais à la tragédie. Le fait de commencer par la scène finale, de nous montrer, dès le début, l'échec inéluctable de Neff, donne une dimension tragique à tout le projet. On ne cherche pas à savoir si ça va marcher ou pas. On cherche à savoir comment ça a échoué. Non pas pour une quelconque question de morale, mais parce que, comme dans toute tragédie qui se respecte, le destin en a décidé ainsi.
La morale ? Certes, comme dans les tragédies classiques françaises, il est ici question de vertu. Le personnage est confronté à un dilemme. Le film se déroule énormément dans l'esprit du personnage, et l'emploi de la voix off est idéal pour rendre compte de ce combat moral qui se livre en lui. Il sait, dès le début, que cela finira mal. Il a compris très vite les intentions de Phyllis et l'avertit : ceux qui tuent leur conjoint pour toucher l'assurance finissent en prison ou au cimetière. Nous sommes alors à le deuxième rencontre entre la veuve noire et l'assureur, et tout est déjà dit. Et pourtant, malgré tout cela, il va faiblir, chanceler.
Il faut dire que notre bonhomme n'est pas non plus une flèche. Walter Neff est un faible, qui a beaucoup de mal à réfléchir par lui-même. On le voit nettement dans la seconde partie du film : quand il discute avec Phyllis, il est d'accord avec elle contre Lola ; et, quelques instants plus tard, lorsqu'il discute avec Lola, il est d'accord avec elle contre Phyllis. N'ayons pas peur des mots : Neff est un idiot. Son seul éclair de lucidité, il l'a à la fin, lorsque c'est trop tard et qu'il affirme à Phyllis : « tout ce dont tu avais besoin, c'est de quelqu'un qui s'y connaisse en assurance ».
L'autre côté tragique, c'est donc l'intervention du destin. Plusieurs fois Neff en fait mention. « la machine était partie, rien ne l'arrêterait ». Cette terrible machine de la fatalité qui s'abat sur Neff et qui prend le visage de Keyes (immense Edward G. Robinson). Il faut le voir, dans la scène finale, apparaître tout en noir, comme la mort elle-même qui vient chercher Neff. D'ailleurs, l'astuce scénaristique est absolument géniale et magnifiquement exploitée : avoir fait du criminel et de l'enquêteur des collègues et des amis ! Ainsi, Neff suit dans ses moindres détails l'évolution de l'enquête, et voit l'étau se resserrer inexorablement autour de lui.


Assurance sur la mort, c'est le film noir qui, comme tous les films du genre, se déroule dans un monde corrompu. Finalement, peu de personnages sont à sauver ici. Keyes, éventuellement, pourrait passer pour vertueux, n'était sa propension à ne pas montrer le moindre sentiment humain dans son travail. Sinon, le monde entier semble peuplé de pauvres hères qui commettent des erreurs, voire des fautes, mais qui n'en sont pas moins humains. Finalement, tout peut être parfaitement résumé en une phrase. La première fois que l'on voit Keyes dans le film, il est en train de coincer un mec qui a fait une fraude à l'assurance (genre brûler sa boutique ou sa grange, je ne sais plus trop). Keyes le démasque, et le bonhomme réplique : « I'm just a poor guy, I've made a mistake ».
C'est un peu cela, l'univers de Double Indemnity. Un univers de « poor guy » qui font des erreurs, qui sont poussés à les faire, d'une façon ou d'une autre. Même Phyllis, qui pourrait apparaître comme uniformément vile et corruptrice, laisse parfois échapper, au détour d'une phrase, des allusions à sa souffrance.
Quant à Lola, elle a beau avoir presque le beau rôle, il n'empêche qu'elle apparaît comme menteuse dès le début, et qu'elle n'hésite pas à utiliser Neff également pour arriver à ses fins.


Assurance sur la mort est plus qu'un chef d’œuvre, c'est une référence. Imaginez un peu : un roman de James M. Cain, l'auteur du Facteur sonne toujours deux fois et Mildred Pierce, adapté par Raymond Chandler, auteur du Grand Sommeil et créateur de Philip Marlowe, le tout porté à l'écran par Billy Wilder. Les dialogues sont extraordinaires, tout en finesse et en humour. La réalisation est très travaillée. Et Barbara Stanwyck devient LA femme fatale débordant d'une dangereuse sensualité.

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le 19 janv. 2018

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SanFelice

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