Même si Le Paradis blanc de l'enfer viendra clôturer la série Baby Cart peu de temps après, Le Territoire des démons peut être considéré comme son véritable épilogue en se présentant comme une habile synthèse des opus précédents et en offrant à Kenji Misumi une sortie des plus honorables.


Le rythme effréné des sorties (cinq films en un an, quand même!) fait craindre le risque d'un essoufflement ou d'une certaine lassitude de la part du public. Et finalement, il n'en est rien, Le Territoire des démons se montre digne de ses prédécesseurs et parvient toujours à susciter la surprise ou l'enthousiasme, sans pour autant renier ses fondamentaux. Ce qui prouve bien la qualité du matériel de base et l'excellente collaboration entre Kazuo Koike et le réalisateur en charge du film...


On retrouve ainsi les principaux ingrédients qui ont fait le succès de la série (les excès sanguinolents, l'outrage ou le grotesque assumé...) et la patte si caractéristique de Misumi. Même si notre homme ne témoigne pas de la même virtuosité, il parvient néanmoins à pérenniser des codes esthétiques dorénavant caractéristiques (avec cet amalgame entre le cinéma d'exploitation nippon et le western italien), tout en prolongeant l'univers sombre mit en germe dans l'opus 3 : le pouvoir est corrompu, les valeurs ancestrales sont détournées, l'honneur tend à disparaître au profit d'une monstruosité sournoise... ce sont eux, ces hommes de pouvoir indignes, qui sont désignés par le titre comme étant des "démons". Ogami, l'âme damnée de ce système, endosse totalement un rôle qui était jusqu'alors tacite, celui d'ultime défenseur d'un honneur pur et total, comparable à celui véhiculé par le bushido, c'est-à-dire un honneur qui n'a pas été souillé par la perfidie de l'homme.


À partir d'une intrigue complexe et quelque peu confuse, Misumi s'emploie à décliner, tout au long du film, sa réflexion sur l'honneur. Ainsi, dès les premières minutes, se met en place un affrontement entre Ogami et cinq samouraïs issus du clan Korada. Contrairement à ce que la série nous a habitué, cette séquence ne sert pas à illustrer les incroyables talents de bretteur de notre héros, mais à lancer l'intrigue (la sauvegarde de l'honneur du clan) tout en se réappropriant une dimension ludique, délaissée dans l'épisode précédent : le combat va prendre la forme d'un jeu de piste, chaque victoire sera accompagnée d'un indice mettant progressivement en lumière le danger qui pèse sur le clan ; la manière dont celui-ci est révélé permet de sauvegarder l'honneur de celui qui vient de tomber au combat...


En mettant la forme, ludique et déjantée, au service d'un fond digne des grands chambaras, Misumi insuffle à son film une puissance narrative rarement atteinte jusqu'alors : la quête aventureuse passionne et impressionne, à travers les combats et les rencontres qu'elle occasionne, mais surtout elle questionne l'individu tant sur le plan philosophique (sa relation avec les traditions, son positionnement entre les figures symboliques du "démon" et du "valeureux guerrier") que sociétal (le respect du clan).


Ainsi, même elle nous semble moins inventive, la mise en scène de Misumi va agréablement servir cette réflexion en canalisant la violence (moins spectaculaire, moins gratuite) et en donnant du sens à l'utilisation de la lame : celle d'Ogami ne va s'abattre que sur des êtres impurs, c'est-à-dire véhiculant le déshonneur soi par leur action (le félon et ses serviteurs) soi par leur symbolisme (la famille du traite). Le Loup solitaire devient ainsi l'exécutant impitoyable d'une justice quasiment divine – qui échappe à l'homme et à sa perfidie – comme en témoignent ces superbes plans sur une nature apaisée, après que le sang de l'infamant ait coulé.


Misumi a toutefois le bon goût de délayer sa pensée à travers une histoire qui retrouve ses fondamentaux "sanguino-délirants", exaltant aussi bien le spectaculaire (le final et sa maîtrise impressionnante des espaces clos), le gore (avec ces têtes qui tombent, ces corps qui se fendent) que le cartoonesque (l'attaque d'une barque par le fond). Et même si la redondance se fait sentir, l'ensemble demeure suffisamment plaisant et relevé pour maintenir notre intérêt. On l'a bien compris, la grande qualité du Territoire des démons réside dans sa dramaturgie : c'est la tragédie humaine qui s'écrit à travers le destin du clan Korada, donnant à la série Baby Cart une dimension étonnamment sombre et pessimiste, créant un monde dominé par les ténèbres (clairs-obscurs prégnants, personnages troubles) et le désespoir (avec notamment cette couleur rouge qui se diffuse dans le cadre, à travers l'eau ou les vêtements...).


Le film ne se laisse pas aller au pessimisme absolu, délivrant quelques lueurs d'espoir à travers l'attitude de ses héros, Ogami et Daïgoro : lorsque le respect de la parole donnée est menacé, le louveteau encaisse les coups sans broncher, comme son père. L'honneur peut perdurer malgré la décadence ambiante, par le respect et la transmission de valeurs humaines. Une réflexion qui pose, mine de rien, les bases du prochain film de Misumi, Les derniers samouraïs, son testament cinématographique.


(7.5/10)

Procol-Harum
7
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le 19 nov. 2022

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