La rareté de Bandits à Orgosolo tient dans sa capacité à marier entre eux les antagonistes, unissant l’âpreté d’un sujet à une représentation poétique, la démarche de vérité du documentaire à la puissance évocatrice de la fiction. Une singularité qui reflète le parcours atypique entrepris par son réalisateur : citadin fasciné par l’architecture, Vittorio De Seta s’empara de la caméra pour filmer le Sud italien qui l'a vue naître, dans des documentaires comme Bergers d’Orgosolo et Une journée en Barbagie, avant de se lancer dans une fiction à la filiation évidente avec le néoréalisme et le cinéma de Jean Rouch ou Flaherty.
Ici, les personnages de Vittorio De Seta sont à la fois les personnages de la fiction et ceux du documentaire. La fiction elle-même est un documentaire : le film possède un scénario, mais repose sur des faits avérés et répétés, la quasi-obligation pour survivre à cette époque, pour les bergers sardes, de fuir les autorités et de commettre des vols et des appropriations de bétail. Les premières images nous mettent d’ailleurs dans l’ambiance immédiatement : un coup de feu est tiré, des chiens pourchassent un chevreuil qui sera bientôt capturé et mangé. C’est la loi de la nature, les chasseurs se nourrissant toujours de leur gibier. Une séquence qui annonce ironiquement ce qui va suivre, la chasse permise par la loi des hommes, celle qui verra des gendarmes trousser des bergers tout aussi coupable que le chevreuil : la société doit-elle se nourrir d’innocents pour survivre ? Ou des plus faibles, peut-être...
On le comprend vite, le motif dramatique de Bandits à Orgosolo est similaire à celui du Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica (1948), la dimension mélodramatique en moins : à l’instar d’Antonio, le colleur d’affiches, Michele est avant tout victime de sa condition sociale : « Nous sommes nés sous la mauvaise étoile », dira-t-il. Il devient complice de crime, bien malgré lui, après avoir croisé la route de besogneux devenus truands, avant que les événements ne l’obligent à avoir un comportement illicite : la pauvreté pousse les plus démunis à se nuire entre eux, à se mettre au ban d’une société a priori moderne et civilisée. La démonstration faite par Vittorio De Seta est accablante, les pauvres n’ont pas d’autre choix que de s’arranger avec la loi pour survivre, le déterminisme social prenant ainsi toute sa dimension tragique : « Ils peuvent devenir bandits d’un jour à l’autre, quasiment sans s’en rendre compte ».
Formellement, par contre, De Seta emprunte le sillage ethno-documentaire de Robert Flaherty (Nanouk l’Esquimau (1922), L’Homme d’Aran (1934)) en adoptant une mise en scène au diapason du monde qu’il filme. Celui, âpre et rude, des habitants de ces villages et des bergers de la montagne, des gens de peu qui vivent en autarcie avec leur milieu pour tenter de conserver le contrôle de leur vie. Pour éliminer toutes concessions ou scories folkloriques, il ne compte que sur la rigueur des cadres, la beauté imposante des images et les sons ambiants pour faire émerger un monde qui semble venir de très loin et ouvrir notre imaginaire à un mode de vie ancestral dont il pressent l’imminente disparition. La caméra traduit l’harmonie qui existe entre ce cadre naturel, dépouillé et rugueux, et ces Autochtones qui affrontent la vie avec humilité et dignité. Il n’y a pas de psychologie ou d’effets de mise en scène, juste des faits, une histoire d’une simplicité biblique et une imagerie suintante d’authenticité. Comme l’atteste le travail photographique de Luciano Tovoli (futur collaborateur de Pialat et Antonioni, en autres), dont les clairs-obscurs contribuent à enraciner ces hommes dans leur milieu aride, exprimant ainsi tout le drame inhérent à leur survie.
On notera, toutefois, le soin apporté par De Seta aux scènes de communion dans lesquelles s’érigent le véritable refuge de Michele, à savoir sa famille. Un sentiment d’intimité envahit alors l’écran lors de ces instants où le cadre se resserre sur des mains, visages ou élans affectifs, rompant ainsi joliment avec l’âpreté du reste du métrage. La grande force de Bandits à Orgosolo est de savoir jouer sur les différentes échelles de valeurs, associant l’immensité naturelle à l’intime singulière, pour diffuser la passion d’un cinéaste envers cette terre rocailleuse où ne pousse rien d’autre que la vérité des hommes.