Le médecin, la misère et l'homme

Lorsque Yasumoto, jeune médecin fraîchement émoulu de l’école hollandaise de Nagasaki, découvre pour la première fois la clinique de Kyojio Niide, dit "Barbe rousse", la déception est vivace. Lui, un esprit brillant et talentueux, soigner de pauvres hères dans des conditions de travail sordides ? Alors qu’il s’imaginait futur docteur personnel du shogun, le voilà cloîtré dans un hôpital de quartier minable, sous les ordres du fameux Barbe rousse, qui, dit-on, se comporte en vrai dictateur.


Et pourtant, au contact du docteur et de ses patients, Yasumoto va peu à peu en venir à respecter, voire admirer, cet homme aux abords revêches, qui se consacre corps et âme aux malades. Les histoires touchantes et pathétiques, les récits d’abus, de privations et de violence qui ont meurtri le corps et l’esprit des occupants du dispensaire viennent à bout des dernières réticences du jeune praticien.


« Barberousse », sorti en 1965, marque un tournant dans la carrière d’Akira Kurosawa. Il s’agit d’une part de son 16e et dernier film en collaboration avec l’acteur Toshiro Mifune – l’on spécula notamment que le tournage exclusif du film, qui obligea Mifune à conserver sa barbe pendant deux ans, fut à l’origine de leur brouille. Il s’agit également de sa dernière réalisation en noir et blanc, et le cinéaste déclara lui-même qu’il tournait une page avec ce film.


D’une durée conséquente – trois heures – le film est divisé en deux parties séparées d’un entracte, qui survient aux deux tiers du métrage. Sa première partie se compose quant à elle de trois segments majeurs qui représentent autant d’histoires presqu’indépendantes. Un fil rouge sera suivi tout au long du film : le développement du personnage de Yasumoto au contact de Barbe rousse.


Cette division est, selon moi, le gros point noir du film, qui empêche de le savourer comme cela aurait pu être le cas. En effet, si les personnages des docteurs sont intéressants, voire passionnants, toute la première partie est trop peu intrigante. Elle reprend, presqu’à chaque fois, le même schéma : une histoire, racontée par une femme, de viol, d’abus ou de mariage forcé. C’est un regard assez noir sur la misère humaine, et chaque histoire permet à Yasumoto de se rapprocher plus de Barbe rousse, d’évoluer dans le bon sens. Malheureusement, si, dans le fond, l’idée n’est pas mauvaise, formellement, elle me paraît mal exécutée.


Quel est l’intérêt de filmer le visage d’un personnage pendant un quart d’heure, alors que celui-ci raconte son histoire ? Le cinéma permet, au-delà du récit, de donner à voir, de faire vivre les évènements. Ici, l’on se contente bien souvent du récit interminable d’un personnage – l’on pourrait aussi bien lire un livre. En outre, cette trop longue introduction me paraît nuire au propos global du film, car elle en gonfle artificiellement la durée. Entendons-nous bien, je n’ai rien contre les œuvres de trois heures (ou plus), à condition qu’elles tirent parti de leur durée conséquente pour servir le scénario. Dans le cas d’une histoire unique, donc, c’est un procédé narratif comme un autre. Ici, l’on se retrouve avec une myriade d’histoires secondaires, là où une seule aurait suffi.


C’est d’autant plus dommage que, passée cette trop longue première partie, le film devient subitement passionnant. Après une intermission presque salutaire, l’on ne s’attache plus qu’à une histoire unique. Mieux encore, celle-ci se déroule sous nos yeux, et non plus dans les souvenirs embrumés d’un personnage en pleine confession à l’article de la mort.


Consacrée aux deux derniers personnages féminins du film (qui leur accorde une importance cruciale, de sorte que chacun constitue presqu’un chapitre), en partie inspirée d’un roman de Dostoïevski, elle marque les derniers changements de Yasumoto. D’un ton plus léger, et surtout, plus optimiste, elle apporte un rayon de soleil dans ce récit très noir de la lutte d’un homme contre la bêtise et la misère humaine, car il y a ici de l’espoir. La rédemption semble possible pour la jeune fille, tirée des griffes d’une mère maquerelle abusive et violente, et il semblerait que les efforts de Barbe rousse et de son protégé n’aient finalement pas été vains.


Il convient de souligner la beauté de l’image – extraordinairement soignée. Le film baigne dans une photographie noir et blanche qui compte parmi les plus belles du cinéma, où Kurosawa compose des scènes très sobres, empruntes d’une grande dignité. Comme toujours chez le cinéaste japonais, la reconstitution des décors est incroyablement minutieuse, et, le souci du détail, quasiment inhumain. En témoignent le portail de la clinique, construit à la demande du réalisateur dans du bois pourri, ou encore les tasses des personnages, dans lesquelles furent versées l’équivalent de décennies de thé pour leur donner la coloration voulue.


La clef de voûte du film est, sans conteste, son personnage éponyme. Le médecin humaniste, Kyojio Niide, est un homme aux abords durs et solennels, mais doté d’une immense compassion. L’acteur derrière le personnage, Toshiro Mifune, livre ce qui constitue probablement l’une de ses meilleures prestations. Sa stature imposante, son regard sombre et son front constamment plissé, sa voix puissante et son ton autoritaire servent à merveille ce rôle où il impose son charisme et crève l’écran. Dans ses éclats, ses manies – où sa manière de gratter sa barbe ne peut qu’avoir inspiré un certain personnage chez Tarantino – et sa douceur, Mifune se fond dans Barbe rousse avec un rare mimétisme.


La même chose ne peut cependant pas être dite du reste du casting.
J’ignore s’il s’agit d’une caractéristique du cinéma japonais ou d’une spécificité de Kurosawa, mais j’ai toujours beaucoup de mal à apprécier les prestations beaucoup trop démonstratives des acteurs et actrices. À plus forte raison lorsqu’il s’agit de jouer des éclats d’émotion, colère, tristesse, l’on se met subitement à hurler ou bien l’on pleure à gros sanglots – c’est surjoué, passablement mauvais et assez agaçant.


J’étais assez intrigué par « Barberousse », et plutôt curieux vis-à-vis du cinéma de Kurosawa de manière générale – je ne connais pas du tout le cinéma japonais. Au final, je ressors de cette expérience avec un avis mitigé. Si la seconde partie du film est passionnante, que le personnage titre, superbement interprété par un Mifune en grâce, est excellent, la première partie est quant à elle bien trop longue et ennuyeuse (les séquences racontées, c’est presqu’aussi chiant que les voix off). Le film est néanmoins loin d’être déplaisant, et a le mérite de me réconcilier avec son acteur principal, qui me prouve qu’il peut jouer avec succès et crédibilité la retenue et le sérieux, et non simplement l’exubérance la plus hystérique.

Aramis
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le 9 août 2015

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