Avec son univers acidulé et son sujet rappelant par son humilité le charme des premiers films de son réalisateur (Edward Scissorhand en premier lieu), Big Eyes laissait espérer le retour tant attendu du vieillissant Tim Burton. Dark Shadows avait failli l'être pendant sa première heure, avant de s'effondrer lamentablement dans un déluge d'effets spéciaux désincarnés ; quelque chose de moins ambitieux (doté d'un budget de dix millions de dollars !) ferait peut-être l'affaire. L'étiquette "faits réels", qui limite par nature le potentiel fantaisiste d'une histoire, pouvait en inquiéter certains : après tout, Big Eyes ne raconterait rien d'autre que l'histoire d'une peintre brimée dans le Frisco des sixties… mais depuis quand n'est-il pas possible d'appliquer un traitement fantaisiste à une action réaliste ? Le résurrecteur de freaks des 80-90s saurait y insuffler suffisamment de folie, et traduire en images glucoses les tourments de son héroïne. Après tout, il avait bien montré qu'il pouvait se passer du surnaturel avec son excellent Ed Wood…


Las : comme tous ses films depuis Charlie and The Chocolate Factory (le récent Frankenweenie est plus sympa que la moyenne, mais tristement basé sur un matériau vieux de trente ans…), BE réserve un spectacle parfaitement impotent. C'est joli à voir, bien que la flamboyance du chef opérateur français Bruno Delbonnel (Amélie Poulain, Across the Universe…) soit quelque peu sapée par une esthétique kitsch un peu tiédasse. En se payant les services de la costumière Colleen Atwood et du chef décorateur Rich Heinrich, Burton a surveillé ses arrières – encore que ça, un Saoudien aurait pu le faire. BE est comme une vieille boite de bonbons en métal, d'une rondeur charmante, pleine de couleurs criardes et d'emballages qui frétillent. Ça donne envie d'être apprécié. Mais c'est aussi parfaitement artificiel, déprimant d'académisme, et dénué de substance.


Est en faute ce qui s'apparente à une profonde incapacité, chez le cinéaste, à insuffler de la vie à son récit : BE n'est qu'une accumulation linéaire de scénettes dramatiques qui ressemblent davantage à des "showcases" du talent du chef décorateur. Le point de départ est intéressant : l'histoire d'une femme artiste manipulée par un mari profiteur dans l'Amérique des Mad Men où il ne faisait pas bon d'être épouse ET trop indépendante, ça inspire au grand minimum un propos subtilement féministe (pour changer) et un portrait d'escroc qu'on aime haïr. Autant dire que le résultat n'est pas du tout à la hauteur, Margaret Keane se limitant, sous la plume des scénaristes has-been Scott Alexander et Larry Karaszewski, et la houlette de Burton, à un personnage de souffre-douleur monodimensionnel, et Walter Keane à une variante bavarde de Vil Coyote. Quant au propos féministe, loin de nous l'idée d'établir un lien entre son inanité grossière, constitutive d'un portrait de femme raté, et le fait que les scénaristes soient des hommes (on doit Anna Karénine à un homme !)… mais le manque de subtilité en donne subitement envie. Burton n'a strictement RIEN à dire sur un sujet aussi majeur. En résulte très tôt un désintérêt pour son héroïne, qui mue progressivement en antipathie à son égard, cette dernière se contentant de tomber dans tous les panneaux jusqu'aux vingt dernières minutes. Parlons-en, justement : d'un procès ubuesque qui deviendra un cas d'école, Burton ne tirera pas plus qu'une farce inoffensive. Voilà son film en un mot : inoffensif, dénué du courage d'aborder son histoire avec un réel sérieux, le sérieux poignant qu'elle mérite, et lui préférant un mélange flapi de drama mariole et de comédie absurde.


On citait plus haut les restrictions qu'impose la réalité à l'action d'un film qui en est adapté : si l'on tient à être fidèle aux événements et que ces derniers ne racontent rien de sidérant, on ne racontera rien de sidérant… mais au moins, ce sera honnête. Le problème est quand on prend de grandes libertés avec la réalité, comme c'est le cas dans BE (le professeur d'art d'une amie a qualifié ce film "d'insulte à la famille Keane"), et que MALGRÉ ÇA, on n'arrive pas booster son potentiel dramatique.


Pour aggraver le tout, pire encore sera LA scène où Burton s'autorisera un instant de fantaisie, comme une sortie dans la cour de Fleury-Mérogis pour prendre l'air, histoire de rappeler à son public qu'il a quand même affaire à un Burton (au cas où il aurait oublié), et où l'héroïne, en train de faire ses courses au supermarché, se retrouve soudain entourée de gens affublés des mêmes gros yeux que ses personnages. Ce qui aurait pu être l'acmé d'une spirale névrotique tombe comme un cheveu sur la soupe, et ressemble tellement à RIEN qu'on ne gardera de la scène que le magnifique single de Lana Del Rey.


On comprend donc très tôt que le cinéaste jadis inspiré ne s'est intéressé qu'à la reconstitution des sixties polychrome qu'il affectionne tant, un peu comme une gamine studieuse devant sa maison de poupées. Le reste est secondaire. Or qu'arrive-t-il lorsqu'on traite "le reste" par-dessus la jambe ? Eh ben, ça part sucette. D'autres victimes de BE, plus ou moins consentantes, voire participantes dans un cas précis, sont les performances, ou plutôt les non-performances du casting. Sûr, Amy Adams est très bien… mais d'une, quand ne l'est-elle pas ?, et de deux, la belle rouquine ne l'est malheureusement pas assez pour contrer le catastrophique tsunami que devient Christophe Waltz dans ce film. On reprochait au cinéma récent de Burton d'être vampirisé par Johnny Depp (ce qui fonctionnait dans les années 90 donnera par la suite un Johnny Depp show douloureusement caricatural et répétitif en dépit des changements de costumes) ; avec BE, il remplace simplement Depp par Waltz. Face à l'absence de direction de la part de papy Burton, ce dernier, acteur compétent s'il en est (Carnage l'a montré), est bien obligé de combler le vide en faisant ce qu'il sait faire de mieux, et se livre à un numéro son et lumière qui achève de transformer son personnage en cartoon improbable, dont on ne croit pas un instant qu'il arrive à mystifier aussi aisément une femme cultivée, fût-elle crédule comme Margaret. Conséquence, il pompe l'air d'Amy Adams par ses excentricités et son omniprésence dans un film aux personnages secondaires quasi-inexistants. Par exemple, si la fille de l'héroïne, Jane, a un peu de présence lorsqu'elle est gamine, elle s'efface littéralement une fois devenue lycéenne ; des personnages intéressants comme ceux joués par Terence Stamp et Danny Huston seront gaspillés en deux minutes ; et ne comptez surtout pas sur l'épatante Krysten Ritter pour apporter sa charmante touche d'extravagance goth : vous ne la verrez pas bien plus longtemps. Voilà ce qu'est BE, au fond : un biopic bordélique d'un Walter Keane raté.


En somme, BE est l'énième illustration de la déchéance spirituelle d'un cinéaste sur lequel on pouvait jadis compter pour avoir un spectacle en toute circonstance unique, original et caractériel. En étant vraiment sympa, on peut trouver qu'Amy Adams sauve malgré tout l'embarcation du naufrage complet (la croisière est juste ratée et le rafiot ne ressemble plus à rien), aidée par les efforts des artisans précités et la jolie mélodie de Danny Elfman. On pourra également toujours dire que le film est moins pathétique que les boursouflures à cent millions du genre d'Alice au Pays des Merveilles ou Sweeney Todd. Mais en arriver à devoir invoquer la nullité des précédents films d'un cinéaste pour relativiser l'échec de son présent, quand on y pense, c'est plutôt déprimant.

ScaarAlexander
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le 28 avr. 2015

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