Un tuyau d’arrosage qui déclenche un arrêt cardiaque, un regard fixé dehors sur la palissade et ses roses qui l’ornent. L’adolescence qui rencontre la Heineken, le frêle sentiment de plaire, la pudeur en timide rejet ; la vertu qui s’affirme à mesure que l’innocence se délie et se souffre. L’amour, le stupre et tout ce qui les séparent.

Après être sortis d’une première phase de réflexion critique, aux univers très graphiques rappelant l’Expressionisme Allemand (Eraserhead, The Elephant Man, Six Mens Getting Sick), Lynch tombe soudain dans le pur subversif.

L’attirance, la perversion ; la mort, l’effervescence ; l’intellect, la passion ; le bonheur et la joie.

Dans sa quête initiatique du durable, de l’amour, Jeff est perdu. A juste titre, elle ne dure qu’un film.

Il est symbolique, truffé de dualismes. Par cette prose, Lynch nous rappelle nos délits, il nous rappelle que nous avons toutes et tous à un moment été.e.s ce Jeff voulant aller trop vite et trop loin.

En rentrant dans l’intimité de Dorothy, Jeff brise une barrière, il arrive dans un univers malsain au regard de son habitus et du prorata moral(1). S’en suit une avalanche de rupture du contrat social : Jeff se cache dans une armoire à persiennes, descend petit à petit la pyramide platoniste, substituant à l’intellect, le visuel. D’abord par le fait de suivre, l’immeuble, l’appartement, Jeff descend les niveaux de l’intimité pour voir le corps de Dorothy, puis sa peur, puis partage avec elle un moment charnel. Le mal est à l'amour ce que le mystère est à l'intelligence(2).

La ville comme ses occupants sont liées d’intimité, la ville en est simplement une plus ample échelle. L’humanité comme le climat est un oignon. La ville est une molécule ; les architectures, ses atomes ; les humains, ses quarks (3); leurs pensées, le boson de Higgs.

De ce grand théâtre dont la méconnaissance de l’intimité implique de l’Illusion, la politique la rendra terrifiante, Lynch la rend fascinante. Comme dans la série de photographies ‘snowmen’ avec l’enfance, ici Lynch crée un flottement entre la curiosité, l’émancipation de l’adolescence et le malaise qu’elle procure d’un point de vue extérieur. Comme dans The Alphabet* ou il montre l’étrange violence d’un cauchemar de sa nièce. Dans ce rêve, Jeff y côtoie des extrêmes allégories, Dorothy la dépendance charnelle et amoureuse, Franck la dépendance à ses passions et à la violence

La fin est cependant plus conforme, comme si Lynch n’avait pas su terminer son film**. La passion et la violence est tuée, le malheur recueillis, mais on regarde toujours la même palissade, on est amoureux avec l’évidence, plus confortable, on masque les vices, on en parlera moins. Quoi ? C’est juste un moment de la vie, exubérant ou tragique. Alors on vivra avec, dans l’illusion qu’il ne persiste pas. A pas de velours on s’éloigne de la fenêtre, de l’intimité de l’autre, qu’on en soit bleu ou névrosé. On ferme le rideau.

(1) référence à l'impératif catégorique Kantien: "agit de telle manière que la matrice de tes actions soit élevable à un niveau universel";

Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.

(2) Simone Weil (philosophe), La Pesanteur et la grâce, 1947.

(3) Jean Renaudie, La ville est une combinatoire, 1978.

* Les transitions de The Alphabet se font souvent dans le sang, comme si les personnages fondaient pour obtenir une nouvelle image au discours toujours très complexe, propre au sommeil paradoxal.

** La fin du film ouvre clairement à des suites, plus complexes, aux pathologies et illusions plus profondes, plus belles et en même temps plus sombres. C'est le cas surtout de Wild at Heart, Lost Highway ou Mulholland Drive.

HerRob
8
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le 21 mars 2024

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