C’est parce qu’il s’était laissé aller à l’impudeur deux ans auparavant, avec un Crépuscule à Tokyo sombre et méchamment désabusé, que Yasujiro Ozu se sent obligé de revenir à une forme de légèreté, au sautillant et au burlesque de ses débuts, afin d’étayer son propos et d’affirmer une sérénité revendiquée : si on ne peut rien face à l’avancée du monde, on peut toujours privilégier l’honnêteté à l’hypocrisie, les valeurs humaines à celles purement pécuniaires. C’est ce que nous indique en substance Bonjour, relecture habile de Gosses de Tokyo, où une grève de la parole, déclenchée par des enfants espérant obtenir une télévision, se transforme en acte militant contre les conventions hypocrites et les dangers d’une société déshumanisante : les mots vains, répétés machinalement, et les positions égoïstes sont soudainement remplacés par une posture rebelle, faite de jeu de main et d’acte de pets, pour une communion nouvelle, une authenticité retrouvée.


Tout l’art d’Ozu réside dans sa capacité à trouver la bonne distance, la juste position, pour scruter l’individu, la société, ou le monde, faisant de son cinéma celui de la vérité et de l’authenticité. Pour ce faire, il adapte minutieusement sa mise en scène (recours au champ/contrechamp et au plan tatami pour être à hauteur d’Homme ; mise à distance pudique des sentiments humains en filmant à travers l’embrasure d’une porte ou un objet placé au premier plan…), et utilise bien souvent le regard de l’enfant pour percevoir ce chaos que tout le monde fait mine d’ignorer. Personnage essentiel, qu’il soit premier ou second rôle, l’enfant est le trublion qui perturbe un monde trop sage, il est le désinvolte qui renvoie l’adulte à ses propres contradictions, il est celui à travers lequel la disharmonie se révèle : en se murant dans le silence par caprice, les sales gosses de Bonjour ne se contentent pas de remettre en cause l’autorité parentale, ils interrogent l’adulte sur sa soumission au diktat social ! Dans Gosses de Tokyo, si on se souvient bien, c’était la résignation du père à n’être qu’un sous-fifre qui était stigmatisée. Cette fois-ci, Ozu affine son propos et pointe du doigt l’effacement de l’individu derrière les conventions sociales : à force de tourner en boucle, les paroles n’ont plus sens tout comme les relations humaines, à force de jouer constamment un rôle (social), l’humain tend à ne plus exister…


Ainsi, comme les temps ont changé, Bonjour délaisse le Chaplin (ou le cinéma muet classique) perceptible dans Gosse de Tokyo pour lorgner du côté de Tati et son sens de la satire sociale. Ce n’est plus une famille qui est au centre de toutes les attentions, mais bel et bien un quartier populaire dont la vie ou le fonctionnement ordinaire évoque bien sûr celui du pays tout entier.

Ozu en profite pour prouver sa maîtrise d’un cinéma moderne qu’il a longtemps repoussé, en réalisant un travail remarquable sur les sonorités, les couleurs, le rapport à l’espace et la géométrie des lieux : parfaitement segmenté, quadrillé, avec ces maisons invariablement identiques, ces ruelles étroites qui font communiquer irrémédiablement les foyers entre eux, le quartier devient un véritable théâtre populaire où la promiscuité est grande et l’intimité incertaine, où chaque plan prend l’aspect d’une scène sur laquelle se jouent inlassablement les mêmes numéros, avec les mêmes personnages robotisés, avec les mêmes discours maintes fois rebattus, avec la même existence morne et sans intérêt.


Le ton railleur et ironique fait rapidement son effet : on se délecte de cette vie sociale qui tourne au ridicule, avec cette théâtralisation des échanges qui se caractérise par un ballet incessant des corps (gestes mécaniques, valse des personnages qui se succèdent au centre de la piste…) et des mots (avec ces ragots qui se propagent de maison en maison). Mais surtout, on apprécie la justesse d’un trait qui met finement en exergue une réalité sociale qui n’a rien de joyeuse, puisqu’on y parle de précarité, du sort réservé aux aînés, des fantasmes du consumérisme ou encore de l’américanisation grandissante. Sous des dehors légers et badins, Bonjour n’évoque rien d’autre que le Japon post-Hiroshima qui se reconstruit sur les dollars et l’individualisme.


Bien sûr le propos reste plutôt modeste, concentré essentiellement sur la futilité et l’hypocrisie des rapports sociaux. Doucement caustique, Ozu se sert du « motus et bouche cousue » prôné par les deux frangins pour investir pleinement le registre burlesque et opposer ainsi le jeu social des adultes à celui bien plus naturel des enfants. Ça peut paraître un peu facile a priori mais ça fonctionne car Ozu s’en remet uniquement à la pertinence de l’image, et au talent de ses comédiens. Ainsi, alors que les adultes sont enfermés dans un rôle social bien défini (celui du père de famille, du professeur, etc.), les enfants transpirent de liberté et réinventent des rapports sociaux moins formatés et donc plus authentiques. Le running gag du pétomane est en cela très parlant, puisque les enfants élaborent un langage non verbal précis (un index pour libérer un vent, un pouce pour la parole…) et établissent de véritables règles sociales : l’échec condamne à l’exclusion, tandis que le pétomane est introduit au sein du cercle des amis : alors que la société adulte engendre la disharmonie, celle des enfants est harmonieuse car authentique.


Comme le dit le professeur d’anglais : « Ce sont les choses inutiles qui rendent la vie aimable ». Et si les formules toutes faites, tournées en ridicule par les enfants, peuvent paraître inutiles, elles favorisent quand même la vie en société. Ozu le sait très bien et invite simplement son spectateur à ne pas s’effacer totalement derrière les conventions. Ainsi, lorsque la télévision apparaît enfin au sein du foyer, on pourrait croire à une victoire des enfants et à une défaite de l’ordre social. Il n’en est rien, la vie ordinaire reprend ses droits avec des enfants qui s’amusent et vont à l’école, et des parents qui veillent au grain… Seulement, une chose a changé, c’est la nature des échanges qui est moins formatée et plus humaine, comme l’atteste ce sourire qui illumine le visage du père. Quant aux autres, ceux qui restent prisonniers des conventions, ils risquent de passer à côté de l’essentiel, comme ces deux amoureux qui se perdent en banalité au lieu de laisser parler le langage du cœur…

Procol-Harum
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le 7 juin 2022

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