Les archives James Bond, dossier 2: Istanbul, nid d'espions

Quotient James Bondien: 6,67
(décomposé comme suit:)
 
BO: 9/10

Si la saga James Bond est ce qu'elle est, c'est entre autre grâce à ses original soundtracks imparables qui ont su magnifier leur sujet pas toujours à la hauteur, pour les rendre parfaitement inoubliables. Et c'est peut-être un tout petit peu le cas ici, dans la mesure où John Barry déploie le début d'une longue série de thèmes puissants et envoutants, contribuant à forger l'âge d'or des débuts tout en préparant la forte nostalgie qui allait advenir. Une prouesse.
 
Titre générique: 8/10
Lionel Bart se met à l'unisson de la partition de Barry pour écrire un titre qui, et c'est la dernière fois que ça arrive, ne figure pas pendant le générique de début, mais sera entendu en cours de film et à la fin (mais du coup on décide que ça compte quand même…) Efficacement interprété par Matt Monro, ce titre est le premier d'une très longue série de morceaux entrés dans l'imaginaire populaire.
 
Séquence pré-générique: 7/10

Un des trois pré-génériques où James n'apparait pas… réellement (notons que dans Vivre et laisser mourir, il n'apparait pas du tout, et dans L'homme au pistolet d'Or, c'est une figurine en cire à son effigie). L'idée, d'Harry Saltzman, de voir mourir Bond dès les premières secondes du film, était assez brillante. Grâce à ce petit coup de génie de plonger les spectateurs directement au cœur de l'action (en bonne partie due à l'inspiration du monteur Peter Hunt), une tradition (de plus) s'instaure ici. Les pré-génériques feront partie de l'essence Bondienne (jusqu'à durer 24 minutes dans Mourir peut attendre).
 
Générique: 8/10
Non, ce n'est pas Maurice Binder qui officie ici, mais Robert Brownjohn, graphiste new-yorkais installé à Londres. Pendant un cours de typographie, un étudiant passe devant le projecteur dont il se sert, et il lui vient l'idée d'utiliser cet accident pour un générique. Il va voir Broccoli et Saltzman qui acceptent directement. Le tout a été réalisé en jouant sur les focales pour ne pas perdre en netteté quelle que soit la profondeur de champs.
 
James Bond Girls: 6/10
Au-delà de l'affection naturelle que l'on pourra avoir pour tel ou tel physique, on peut estimer sans trop prendre de risque que la performance de Daniela Bianchi n'est pas complètement époustouflante, assez proche de son rôle de fille manipulée qui a du mal à savoir ce qu'elle veut jusqu'au bout.
 
Méchant(s): 6/10

Cette surenchère de méchants (trois pour le prix d'un !) ne sert pas forcément la cause, en dispersant les menaces. Si Blofeld est joué de manière mystérieuse par Dawson (le professeur Dent de Dr. No), Kronsteen plus Rosa Klebb plus Donald Grant composent un gâteaux presque trop riche, dont chaque saveur éclipse un peu l'autre, même si chacun livre une partition très réussie. Celle de Robert Shaw laissera un souvenir si vif à un certain Steven Spielberg que c'est grâce à elle qu'on lui proposera le rôle de Quint dans les dents de la mer.
 
Cascades: 5/10
Rien de bien marquant à se mettre sous les yeux, même si le combat dans un compartiment de train marquera les esprits en son temps. Elle est évidemment très chouette, spectaculaire et intense, mais face à ce qu'on a vu depuis dans la même franchise, on a du mal placer la séquence dans ses plus grands moments.
 
Scénar: 6/10

Complexe et presque réaliste sous certains aspects, mais néanmoins fantaisiste sous d'autres, proche de l'esprit Fleming mais ne parvenant jamais à complètement décoller, ce deuxième chapitre sera le dernier à tenter d'habiter un univers proche de l'espionnage "classique". La formule va aboutir à une forme plus différente et définitive dès Goldfinger.
 
Décors: 5/10

Les décors naturels sont tellement omniprésents que la fierté du chef décorateur Syd Cain (qui prend le relais de Ken Adam, voir plus bas) est la salle d'échec du début du film. C'est dire.
 
Mise en scène: 6/10
Les qualités de Terrence Young, on l'a vu dans le dossier précédent, existaient sans doute plus dans sa direction d'acteur, dans l'influence qu'il a eu sur la franchise, que par son art du cadrage ou sa science du timing. Comme dans le film précédent, Peter Hunt a du faire quelques miracles pour rattraper la sauce et donner de la dynamique au travail fait.
 
Gadgets: 7/10
On entre dans le vif du sujet après le désert du Dr. No, avec l'apparition de Q (qui ne porte pas encore son matricule) et sa mallette multitâche. Plus tard dans le film, vont ensuite apparaitre le détecteur de micro en chambre d’hôtel et l'appareil photo enregistreur.
La surmultipliée n'a plus qu'un film à attendre pour se déployer.
 
Interprétation: 7/10
A part la dauphine de miss univers 1961, le cast est globalement excellent, avec une mention spéciale pour Pedro Armendáriz, qui décède avant la fin du tournage (voir plus bas).
 
 
JAMES BOND ROUTINE:
 
- Drague: James rencontre deux filles dans cet épisode…


- Plus loin que le bisou ? … qu'il met dans son lit, évidemment. Sylvia Trench est son crush du moment (rencontrée dans le film précédent, belle longévité pour notre espion préféré). Quand à Tatiana, on ne sait jusqu'à la fin si elle simule son amour ou si elle le joue en service commandé. Ce qui ne constitue pas une raison suffisante pour ne pas être honorée par notre majestueux étalon.
 
- Bravoure: Rien de bien fameux à se mettre sous la dent si ce n'est de serrer les dents face à une horde de rats assez modérément vindicatifs.


- Collègues présents: Aucun.
 
- Scène de Casino ? Pas cette fois !


- My name is Bond, James Bond: Sacrilège, aucun.
 
- Shaken, not stirred: Non plus.


- Séquence Q: L'officier du matériel de la branche Q est très sobre pour sa première apparition, et termine sa présentation de manette par un "ça sera tout ? Merci" complètement neutre et rigoureux. Vivement la suite !
 
- Changement de personnel au MI6: Desmond Llewelyn entre donc en piste sans s'appeler encore officiellement Q, et entame une carrière de 35 ans au service de sa Majesté. Avec une qualité de manucure qui restera toujours aussi durablement douteuse.
 
- Comment le méchant se rate pour éliminer Bond: C'est d'abord Grant qui prend trop son temps et mord bêtement à l'hameçon que lui tend Bond, puis Klebb qui traine et se fait désarmer par sa traitresse d'employée.
 
- Le même méchant tue-t-il un de ses sidekicks ? Oui, et c'est donc une première ! Blofeld fait exécuter Kronsteen, au poison, histoire de donner l'exemple et motiver Klebb. Propre.
 
- Nombre d'ennemis tués au cours du film: 8  (Petite amélioration par rapport au précédent épisode)
 
- Punchline drolatique après avoir éliminé un adversaire ? "She bad her kicks" (expression qui signifie qu'elle aimait bien certaines choses, en référence à la lame dans sa chaussure, -kick: coup de pied-)
 
- Un millésime demandé ? On distingue la marque Taittinger dans la scène du bateau avec Sylvia Trench, et c'est ensuite un "Blanc de Blanc" qui est demandé dans le restaurant de l'Orient-Express, qui est servi sous la même marque.
 
- Compte à rebours ? Nein


- Véhicules pilotés: Une Bentley, surement (puisqu'elle est garée et lui appartient), puis un bateau à moteur.
 
- Pays visités: Italie (Venise) / Turquie (Istanbul et ses alentours) / Yougoslavie (Belgrade Serbie, Zagreb, Croatie)
 
- Lieu du duel final: Un train et une chambre d'hôtel.


- Final à deux dans une embarcation perdue en mer ? Oui, et à Venise, s'il vous plait. En polluant la mer avec une bobine de film...
 
 
 
PRE-PRODUCTION
 
Cubby Broccoli et Hary Saltzman sont désormais, dès la fin de No, des producteurs aguerris. Ils ont une certitude et prennent une première précaution (qui sera aussi la dernière).
La certitude, c’est ne pas devoir rater la deuxième marche du projet Bond. Trop de lancements de série ont déjà été tués dans l’œuf à cause d’un deuxième chapitre décevant, après un premier hit.
La précaution, qui s’avéra à peine engagée inutile, est de lancer la production d’un film hors Bond, en cas d’échec de Dr. No.
Non seulement ce premier film connait le succès qu’on a vu, mais ce Call me Bwana (Appelez-moi chef, Gordon Douglas, 1963, un titre qui aurait du mal à passer aujourd’hui), avec Bob Hope et Anika Ekberg va plus embêter notre duo qu’autre chose. D’autant que Bons baisers de Russie est mis en chantier avant même que No ne cartonne aux États-Unis.
Ce qui fera que Broccoli devra s’occuper de la post-prod de Bwana pendant que Saltzman couvrira le tournage de Bons baisers.
Détails piquant : c’est l’affiche de ce film qui apparaît dans la fameuse scène stambouliote pendant laquelle James aide son ami Kerim Bey à tuer un ennemi s’enfuyant d’une fenêtre s’ouvrant dans la bouche d’Ekberg.
 
L’avantage d’enchaîner rapidement deux épisodes est de pouvoir garder sous tension une équipe qui ne va pas tarder à devenir fidèle, et qui rapidement privilégiera une bonne ambiance et un traitement aux petits soins des producteurs (bien logés, bien nourris) qu’un gros salaire. Seul changement de taille, à imputer au succès du 1er Bond : le travail de Ken Adam sur les décors du repère de No a tellement tapé dans l’œil d’un certain Stanley Kubrick que ce dernier fait appel à Adam pour son projet Dr. Strangelove. (Adam reste ainsi abonné aux docteurs). Ce même Kubrick qui avait d’ailleurs envisagé, peu de temps avant, de faire sa propre adaptation de Bons baisers de Russie, pour lequel il avait couché quelques idées sur le papier en compagnie de Peter Sellers. 
C’est Syd Cain qui le remplace, ce qui tombe plutôt bien, dans la mesure où cette fois, l’accent sera mis sur l’histoire et les décors naturels.
 
Pourquoi le choix de Bons baisers de Russie comme deuxième film de la série ?
D’abord parce que c’est précisément cet ouvrage que Kennedy avait désigné comme faisant partie de son top 10 livres préférés. Ce qui avait provoqué, on s’en souvient, le début de la grande popularité de Fleming aux États-Unis et quelques envies à divers producteurs de cinéma (le livre figurait en 9ème position dans sa liste, juste devant Le rouge et le noir !). Le choix vient ensuite du fait que, comme le précédent roman adapté, la production pourra se faire à moindre coût. Pour autant, le budget initial prévu est presque trois fois plus important que celui du premier Bond.
Un choix est très vite opéré, qui est de remplacer le SMERSH du roman (organisation de contre-espionnage russe) par le SPECTRE, organisation de malfaiteurs privée, qui n’apparait lui que dans le 8ème roman de Fleming (Thunderball), ce qui offre deux avantages : offrir une continuité de Dr No (puisque Blofeld et Kronsteen ourdissent leur plan machiavélique entre autre pour venger leur ancien collègue) et surtout permettre de s’éloigner de la politique internationale qui gêne les producteurs, parce que ça donne un côté passéiste à Bond (la guerre froide est très ancrée dans les années 50 dans l’esprit des gens). Cela évite en plus de nourrir des polémiques inutiles liées au positionnement politique de Bond. Ironie de l’histoire, le film reste largement marqué par cette dimension géopolitique (par son titre, par le souvenir que laissent les méchants) alors même que la volonté des producteurs était d’en sortir.
 
La première version du scénario, confiée à la seule Johanna Harwood, colle trop au roman au goût de Broccoli et Saltzman, qui la trouvent trop réaliste. Ils envisagent dans un premier temps de confier le re-writting à Len Deighton, mais l’idée tourne court, ce qui n’empêchera pas Saltzman de travailler plus tard avec ce dernier sur une série liée à un espion anglais d’un autre genre, nommé Harry Palmer (excellente série incarnée par Michael Caine).
Du coup, Richard Maibaum, qui avait travaillé sur No, reprend du service et remanie la chose en faisant réapparaitre le personnage d’Ursula Andress comme petite amie régulière de Bond. L’idée sera finalement légèrement modifiée, avec Sylvia Trench à la place d’Honey Rider.
 
Des effets spéciaux sont prévus (le rideau de flammes sur l’eau, un hélicoptère qui explose) et la production embauche pour la première fois John Stears qui travaillera sur la série jusqu’à L’homme au pistolet d’Or (et le premier Star Wars, par exemple).
 
Terrence Young est partant pour diriger à nouveau son désormais copain Connery, et il est reconduit avec plaisir par Broccoli et Saltzman.
 
La principale difficulté du casting concerne Tatiana Romanova. Fleming la voyait comme une Greta Garbo jeune, ce qui n’emballe pas Broccoli et Saltzman, entre autre pour la difficulté que représente la recherche d’une telle perle rare. A un moment, Elga Andersen est pressentie pour le rôle, poussée en cela par un cadre d’United Artists. Mais quand elle repousse ses avances, sa candidature disparait sans que nos producteurs n’en connaissent la raison. Ça sera donc finalement Daniella Bianchi.
Daniella connaitra des débuts plus difficiles qu’Ursula avec la vedette du film : quand elle appelle Connery pour la première fois en prononçant son prénom « Sin », elle se verra donner un cours de prononciation des vocables écossais assez complet par son partenaire.
 
Le tournage, qui débute le premier avril 63 prévoit trois semaines à Pinewood, suives de cinq autres à Istanbul, avant de terminer par un retour en studio pour cinq dernières semaines.
L’acteur qui interprétait Boothroyd dans le film précédent étant indisponible, on choisit un certain Desmond Llewelyn pour jouer celui qui sera appelé «officier du matériel de la branche Q » (pour Quatermaster). L’histoire de l’acteur à la plus longue longévité de la série est lancée. Notons que l’acteur a déjà 49 ans au cours de sa première apparition dans la saga, qu’il quittera à 85 ans pour Le monde ne suffit pas !
D’ailleurs, on imagine mal aujourd’hui le mal que Bert Luxford se donne pour confectionner la fameuse petite mallette, qui doit être conçue à la main et avec les moyens du bord, en plusieurs exemplaires. La fabrication a même commencé trois mois avant le début du tournage.
Dernière mention à cette scène iconique introduisant Q, le monteur Peter Hunt s’amuse à réaliser un montage consistant à associer quatre plans (Q donnant les instructions à Bond, Bond ouvrant la mallette, explosion (tirée de No) et générique de fin) qui plait tellement à Terrence Young qu’il en demandera une copie pour montrer à tous ses amis.
 
Lotte Lenya, qui est choisie pour interpréter Rosa Klebb, ancienne épouse de Kurt Weil (elle avait même chanté dans la toute première représentation de l’Opera de Kat’sous de 1928) est une personne d’un avis général absolument charmante à l’opposé total de son personnage.
Pour jouer le corps de dos de Blofeld, Young fait appel à son acteur fétiche Anthony Dawson, celui-là même qui jouait le professeur Dent (l’homme à l’araignée) de Dr. No. Vladek Sheybal, qui incarne Kronsteen, sera si difficile à convaincre d’apparaitre dans un Bond qu’il faudra que Connery, qui l’avait proposé à Broccoli et Saltzman, l’appelle directement pour lui faire reprendre ses esprits. L’acteur jouera plus d’une centaine de rôles à la suite de sa prestation ici.
 
TOURNAGE
 
Commençons par un peu d’histoire (celle de la série, en tout cas) en expliquant comment le premier pré-générique a vu le jour, sachant qu’il n’était absolument pas prévu. Au départ, l’idée de Saltzman consistant à tuer un faux Bond devait intervenir pendant le générique. Mais il est rapidement convenu que cette idée aurait plus d’impact hors générique, d’autant que Robert Brownjohn vient voir le duo de producteur avec son idée de lettrage projeté sur des corps. C’est donc Peter Hunt qui a l’idée de placer la séquence en guise d’introduction, lançant une nouvelle signature incontournable de la franchise.
Terrence Young s’amuse à pasticher dans cette séquence un film qu’il a trouvé particulièrement prétentieux quelques mois plus tôt, L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, en en retrouvant le style de décors. Détail piquant : la séquence où Grant retire le masque du faux Bond a dû être retourné après le séjour Turque, quand le dérushage a montré que l’acteur utilisé pour faire le mort ressemblait trop à Connery. On lui a donc rajouté une moustache pour ne pas rendre la scène confuse pour le public.
 
La Turquie autorise le tournage sous quelques conditions, comme celle de représenter la population locale en costumes moderne (et non traditionnel) pour donner une image positive du pays, et refuse les scènes du camp de gitans. C’est au tout dernier moment que les membres du casting de ces scènes, passeports et visas prêts, apprennent qu’ils tourneront finalement à Pinewood, pour la plus grande déception notamment des deux combattantes Aliza Gur et Martine Beswick.
 
Comme nous l’avons vu plus haut, pendant que l’équipe embarque pour Istanbul, Broccoli reste en Grande-Bretagne pour superviser la post-production de Appelez-moi chef, et Saltzman est seul en charge de régler les multiples détails techniques sur place. L’un d’entre eux provoque des sueurs froides aux équipes, quand ils veulent récupérer la carcasse d’un hélicoptère dans une base militaire, et se retrouvent en joue par une quarantaine de militaires turques armés, et doivent subir deux heures d’interrogatoire pendant lesquelles il devient  rapidement clair que personne n’a entendu parler d’une autorisation quelconque, ou de quelqu’un se nommant Harry Saltzman.
 
En ville, le tournage génère un vivier d’anecdotes croustillantes. Il faut par exemple savoir que la visite entendue dans Sainte-Sophie en est une vraie, qui a eu lieu pendant le tournage des scènes (dans une cathédrale qui paraitra étonnamment calme et vide aux yeux d’un visiteur moderne). Un faux kiosque à journaux installé dans la gare centrale (pour simuler une gare différente au cours du trajet de l’Orient-Express) est dépouillé de tous ses journaux (véritables), contre autant de pièces déposés à leurs emplacements.
Pour la scène du consulat en feu, la production place des boites à fumée un peu partout dans l’immeuble choisi, mais oublie de prévenir les autorités stambouliotes, ce qui provoque l’arrivée de vrais camions de pompiers et de la police, dont l’intervention est en partie gardée dans le film.
Le tournage provoque de tels regroupements de foules (dont plusieurs sont d’ailleurs visibles à l’écran) qu’il faudra parfois ruser pour détourner son attention. C’est le cas quand par exemple un cascadeur est obligé à faire le fanfaron sur la façade d’un immeuble en face de la gare pour Connery et Bianchi puissent jouer normalement sans être au centre de tous les regards.
 
Ian Fleming vient faire un tour sur le tournage pendant une semaine pour voir comment les choses se passent, il sympathise avec Connery, avant de repartir comme il est venu, en se fendant d’un laconique "Bonne continuation, les gars".
 
Mais bien vite, un problème prend le dessus sur tous les autres, et affecte l’ensemble des équipes. On remarque que Pedro Armendariz, l’affable Kerim Bey, allié de Bond à Istanbul,  boîte de plus en plus. Interrogé à ce sujet, il révèle se savoir malade depuis quelque temps. Envoyé chez un spécialiste au cours d’un jour off, on lui diagnostique rapidement un cancer en phase très avancé. Il tient néanmoins à finir ses scènes, et la production recale tout son planning pour lui permettre d’aller jusqu’au bout. Il retourne en Grande-Bretagne de manière anticipée et on tourne de manière anticipée les scènes du camp de gitans. Il tient même à participer à la postsynchronisation de ses scènes, et quitte le tournage le 10 juin 1963, vers le Mexique d’abord, puis une clinique privée en Californie juste après. Le 18, soit exactement huit jours après avoir quitté le plateau, il met fin à ses jours pour, comme son ami Hemingway, éviter les souffrances finales de sa maladie. Son mot d’adieu pour l’équipe au cours du repas d’adieu reprend une tirade d’une scène finalement coupée, dans laquelle il regardait Bond en déclarant "c’est la vie mon ami".
Cette scène, Broccoli et Saltzman aurait voulu la garder, mais ils n’ont pas le choix : au cours d’une pré-projection peu avant la sortie définitive, l’enfant d’une invitée remarque qu’elle met en scène un espion Bulgare tué quelques plans avant. Il faut malheureusement l’enlever.
On parle souvent d’esprit de famille dans les équipes de production liées à James Bond. C’est le cas ici aussi quand on apprend que le fils de Pedro, portant le même prénom, a un rôle dans Permis de tuer.
 
Une autre séquence pose problème : la ville voie d’un très mauvais œil l’idée de lâcher quelque milliers de rats dans ses sous-sols. L’interdiction est également valable en Angleterre, qui refuse l’usage d’animaux considérés comme sauvages sur son territoire. Une idée au départ ingénieuse vire au fiasco : les souris de laboratoire couvertes de cacao pour donner le change vont s’assoupir sous le feu des projecteurs, avant de lécher ce maquillage assez appétissant. Il faudra se rabattre sur les égouts madrilènes qui vont réunir et fournir le quota attendu de rongeurs pour un tournage sur place, sous le nom de code Opération Athènes.
 
On abandonne enfin l’idée de tourner sur place les scènes de bateaux et d’hélicoptère, pour diverses raisons, techniques et météorologiques.
Ce tournage final aura lieu en écosse, assez reconnaissable pour tout spectateur attentif, qui aura du mal à croire à un territoire quelconque des Balcans.
 
Ces derniers moments en extérieur vont se révéler plus périlleux que prévu, et faillir être le théâtre d’un drame improbable. Terrence Young et Michael White, assistant décorateur, montent dans un hélicoptère de reconnaissance pour préparer la séquence des bateaux, hélicoptère qui ne s’élève pas plus qu’une dizaine de mètres au-dessus du lac de Lochgilphead, avant de chuter brutalement. Le pilote n’a que le judicieux réflexe de mettre l’appareil à 90 degré pour permettre aux pales de se détacher au contact de l’eau. A la suite de quoi l’hélicoptère coule au fond du lac écossais, profond d’une quinzaine de mètres. Ne voyant personne remonter à la surface, John Stears (des effets spéciaux) plonge avec Many Michael, et découvre les trois hommes en train de lutter pour ouvrir la coque en plexiglass, avec très peu d’air en réserve. Remonté à la surface et parvenus sur la rive, malgré de multiples coupures aux jambes, Terrence Young ne mettra pas plus de 35 minutes à reprendre le tournage, à la stupéfaction générale (le bonhomme a connu la guerre, et semble en avoir vu d’autres…). Sa seule réaction ayant été « heureusement que mes cigarettes sont sèches ! » (So british ou So Bond ?)
Quant au pilote, il quitte discrètement le plateau et ne sera plus jamais revu par personne.
 
Autre moment mémorable, quand le même John Stears déclenche les 800 charges explosives mettant le feu au 12000 litres d’essence avant de se rendre compte que les caméras ne tournaient pas et qu’il s’agissait dans l’esprit de la production d’une répète générale sans réelle mise à feu. Il faudra recommander tout le dispositif pyrotechnique en catastrophe pour le lendemain.
 
Mais il était dit que cet épisode écossais serait dangereux jusqu’au bout, puisque le chauffeur conduisant la voiture de Daniela Bianchi pour le retour vers l’Angleterre s’endort à cinq heures d’un matin pluvieux et brumeux, et quitte la route qui longe un dénivelé assez net, occasionnant plusieurs tonneaux à la voiture. Sean Connery qui suivait directement le véhicule de l’actrice, descend en courant porter secours aux accidentés et sera rassuré par l’état de santé des deux personnes. Daniela aura néanmoins le visage suffisamment  enflé pour retarder le tournage de ses dernières scènes de deux bonnes semaines.
Terminons ces anecdotes de tournage pas deux détails techniques intéressants: l’utilisation de photos de tournage pour s’en servir de décors en transparence,  afin d’effectuer des re-shoots, alors que le plateau avait été démonté (ce qui permettra à Lotte Lenya de jouer devant sa propre silhouette figée), ou la première utilisation d’un hélicoptère en maquette pour simuler l’explosion de l’appareil (son concepteur mettant au défi quiconque de retrouver une séquence antérieure à celle-ci avec ce procédé).
 
Avec toutes ces péripéties, le tournage se termine le 2 septembre avec près de 40 jours de retard, il faut donc que la post-production se déroule sans aucun accroc pour respecter la date sortie prévue le 10 octobre ! On imagine ce genre de délais de nos jours…
 
POST-PRODUCTION
 
On a une idée de l’urgence dans laquelle s’est déroulée cette période si importante de la fabrication d’un film quand on apprend que les bobines développées et définitives du film sont livrées par Technicolor trois jours avant l’avant-première !
Plus encore que sur Dr. No le rôle de Peter Hunt au montage est déterminant, et c’est sans doute grâce à son travail que le film semble si cohérent, après qu’il ait inversé l’ordre de nombreuses scènes.
Cette séance particulière connait un succès monstre avec une affluence record, qui annonce toutes les suivantes, souvent restées célèbres, cette fois au London Pavillon, sur Picadilly Circus.
Dans la salle, Broccoli et Saltzman prenne conscience du mythe qui nait, quand l’hilarité générale éclate au moment où Bond entre dans le lit de Tatiana sans autre forme de procès. Ecrite dans un esprit plutôt sérieux, la scène montre aux producteurs que la réputation de tombeur de l’espion fait partie intégrante de l’attrait qu’il exerce sur les foules de spectateurs.
Le nouveau succès phénoménal du film prouve de manière définitive à Broccoli et Saltzman que Bond est désormais le seul projet sur lequel ils doivent travailler, et qu’il mérite qu’ils s’y investissent à 100%.
L’affiche emblématise définitivement le personnage de Bond, au sourire narquois et au pistolet relevé, entouré de femmes attentives.
Le film, le seul dans lequel on voit Bond associé à la Bentley des romans, sera l’épisode des dernières.
Ça sera le dernier de la série que verra Fleming (il meurt un mois avant la sortie de Goldfinger), et ça sera surtout le tout dernier film que verra John Fitzgerald Kennedy, le 20 novembre 1963, en séance privée. Soit deux jours avant son assassinat.
 
LA CAUSERIE FINALE AU COIN DU FEU D'ONCLE NESS
(Des feux, mais de Bengale qui crépitent dans les rues d'Oslo à l'occasion de la fête nationale, alors qu'il essaye d'échapper aux agents due l'organisation ECTOPLASME, aux bras de la secrétaire du consulat Indien, agent double du MI4. Poursuite qui se terminera tragiquement pour les poursuivants au terminus de la ligne 11 du trawmay local)
 
Ce deuxième volet propose son deuxième lot de signatures, qui complètent la première livraison. Désormais, s'ajoute à la panoplie Bondienne le pré-générique, Q, des gadgets dignes de ce nom, des corps dénudés dans le générique avec un thème musical fort, et la mention "James Bond Reviendra". Tout est en place pour une première fixation de la recette magique, dans l'épisode suivant.
 
Le succès est encore plus colossal que pour Dr. No, c'est le plus gros de l'histoire de l'Angleterre à cette époque, et il est en 63, le seul concurrent à la Beatlemania qui s'empare du pays. Ian Fleming est si convaincu de la qualité du travail effectuée par Albert R. Broccoli et Harry Saltzman qu'il intègre les origines écossaise de Sean Connery à celles de son héros dans Au service secret de sa Majesté, qu'il publie cette année-là.
 
Cet épisode est très particulier, et est un de ceux qui divise les fans de la série, à cause précisément de son ton très décalé par rapport au reste des films, et surtout, tous ceux qui vont suivre. Son aspect presque austère, daté, sérieux, parfois complexe rebute tous ceux qui cherchent dans un Bond l'aspect bigger than life qui en sera bientôt la marque de fabrique. Ceux qui l'apprécient louent au contraire son esprit proche des romans de Fleming, son univers nostalgique du début des années 60, sa mythologie qui se crée, ou quelques scènes dont l'aura déborde du cadre de la série. Son aspect presque Hitchcokien, enfin (un McGuffin, une héroïne blonde, la poursuite du héros par un engin volant) rebutera ou enivrera le spectateur selon qu'il trouve l'hommage réussi ou raté.
 
Dans tous les cas, le film pourra réunir ses adorateurs ou ses détracteurs sur quelques points qui ne pourront que faire l'unanimité: une bande originale à tomber par terre (les gens qui dénigrent l'univers Bondien passent souvent à côté de la magnificence de cet élément fondamental, bien au-delà du simple thème principal), un héros charismatique en diable, et la fin de la mise en place des signatures de la franchise. Son titre, enfin, souffre de reprendre celui du roman, alors même que le scénario éloigne le film des scories de la guerre froide pour le décaler vers l'univers plus fun du SPECTRE. Ce qui ajoute une mini-couche de désuétude factice à un univers qui est en train de tendre vers quelque chose de beaucoup plus glamour que l'image que laisse par Bons baisers de Russie.


Il aurait dû s'intituler Bons baisers d'Istanbul, que diable !
 
 
Ceci est le huitième dossier des 27 que comporte la série des Archives James Bond
 
Un dossier à retrouver avec musique et illustration sur The Geeker Thing
 

guyness

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