Je ne comprends pas. Pourtant, j’avais tout bien fait. Dans les moindres détails. Mais il m’a rattrapé. Le passé m’a rattrapé. C’est comme si le destin était écrit d’avance, et s’offusquait avec véhémence face à moi pour s’incruster dans mon quotidien comme une fatalité qui chevauchait mes pas. Moi aussi, j’ai rêvé d’une vie ordinaire. Vous savez, cette vie où l’on rentre chez soi, sans cris égards, jusqu’à ce que l’on croise le regard de celle qu’on aime.


Alors que la journée se déroulait sans anicroche, cette fille devenait par miracle un nouveau monde, une bouée de sauvetage où l’on se sentirait auprès d’elle aussi unique que normal. C’est ce à quoi j’accrochais : à la normalité, à ces petits moments de flottements dans une baignoire ou sur la piste de danse. La simple banalité de pouvoir respirer le même air que tous les autres. Etre vu et invisible à la fois. Etait-ce trop demandé ?


Les amis, les soirées, le boulot, le salaire, la fille. Une vie, humble, proche de la monotonie mais qui me débarrassait des fantômes du passé. Une nouvelle vie, des nouvelles chaussures, un nouveau nom : quel bonheur. Ce sentiment d’être de nouveau un adolescent comme un autre, un enfant du pays. Sauf qu’il y a des choses qu’on oublie pas. Que les gens n’oublient pas, surtout dans les petites bourgades ouvrières où il ne se passe quasiment jamais rien. Cette mémoire collective qui pense vous connaitre mieux que vous ne vous connaissez : cette justice morale plus dure et sentencieuse que la justice juridique. Cette pulsion humaine qui mène à la méfiance, à cette vilaine manie de vouloir ériger des martyrs et des bourreaux, à cette terrible volonté de vous dévisager sans vouloir approfondir votre portrait.


C’est cette justice qui vous déforme un homme, qui finit de dépecer votre cadavre encore vivant, et qui oublie la génèse de ladite expression : « la deuxième chance ». Sauf que je suis tombé un homme particulier : Terry. Il fut important mais lui non plus, ne put rien faire. La croyance qu’il avait en moi habitait son regard tel un père qui observe avec inquiétude les péripéties maladroites de son fils. Tous ses efforts furent vains : tous ses appels, tous ses discours sur le fait de m’enlever le poids qui trainait sur mes épaules, cette chaleur qui émanait de ses mots sur la parcelle de bonté qui m’animait. Merci d’avoir essayé. Je n’étais pas juste un numéro ni un trophée dans sa carrière : on parlait, bavardait d’égal à égal. Il était l’une des seules qui me laissait croire, espérer. Mais je n’ai aucun regret, j’ai goûté aussi au bonheur, à une tendre tranquillité.


Et puis patatras, l’accident. Il a fallu que je joue les héros, un noble chevalier au grand cœur au secours de la belle demoiselle. Pour quel résultat ? Ma perte. Une vie pour une vie. C’est ce que l’on dit dans ce cas présent non ? La mienne pour la sienne. Ai-je assez payé ? Avais-je le droit à cette forme de rédemption où n’était ce qu’une symbolique de plus où je me fourvoyais ? Croyez vous que je m’en lave les mains ? Non, ça me tord le bide, cette douleur infâme qui tapisse la plus petite parcelle de mon crâne. Dès que je ferme les yeux, je me souviens de ces terribles craquements.


En une seule seconde, j’ai perdu le reste d’innocence qu’il me restait, et qui fut immédiatement remplacée par une culpabilité naissante mêlée à une forme d’incompréhension devant l’acharnement d’une telle folie. Malgré mon jeune âge, je me remémore ces instants : moi, lui et elle. Surtout elle. Ses cris, ce son sourd qui ne quittera plus les bois. Pourquoi ? Putain de destinée. Je suis resté là hagard. Idiot. Faible. Je le mérite, mais je n’étais rien à l’époque. Je me cachais de toute manière. Etait-ce une vie, de devoir dissimuler un tel secret, un si lourd fardeau ? M'enfin...


Eric a disparu. Jack aussi.

Velvetman
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le 29 mai 2017

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